vendredi 29 janvier 2010

Conte fantastique

C'est à ce moment là que j'ai pensé qu'il pouvait y avoir quelque chose d'anormal avec moi. Je regardais les canettes de Coke dans le réfrigérateur et c'est comme venu me chercher. Ça m'a dit: «C'est beau, non? On dirait une oeuvre d'art contemporain.» Les lettres «C» de «Coke» des six canettes étaient toutes bien alignées, dans le même angle, vers la gauche de la face visible des canettes. Ce n'était pas un hasard.

J'ai eu un flashback. Un moment du passé, mais très rapproché du présent: je sors les canettes de la boîte de six achetée à l'épicerie. La boîte est bien ouverte, par le dessus, pas par le dessous. Le côté le plus long de la boîte est en ligne avec le bord du comptoir, à 2,5 centimètres. Le côté le plus court de la boîte est parallèle avec le rebord de l'évier. Une distance sépare ce côté plus court de la boîte et le rebord de l'évier. Une distance de 2,5 centimètres. Le réfrigérateur semble presque vide. Il ne l'est pas, mais tout y est si bien rangé qu'il semble vide. Il contient des pommes dans le tiroir à fruits. Des fraises dans leur casseau de plastique transparent sont aussi dans ce tiroir. Dans le tiroir à légumes, il y a des poivrons rouges, des radis, des tomates et un oignon rouge. Dans la porte, il y a une bouteille de ketchup, de la salsa, un pot de sambal oelek, un flacon de Tabasco, de la pâte de tomates en tube, des cerises au marasquin. Divers pots de confitures, dans un caisson, sont côte à côte: à la framboises, à la cerise, aux fraises et une gelée de canneberges. Six yoghourts Yoplait à la fraise trônent sur la tablette du haut. Des restes divers sont répartis dans mes Tupperware de marque Rubbermaid, aux couvercles rouges. Il reste aussi, dans une assiette rouge recouverte d'une pellicule plastique, un beau morceau de rosbif bien saignant. Il y a du jus «aux baies de la vallée», du jus de légumes, du jus de canneberges. L'intérieur du réfrigérateur brille, avec sa lumière blanche, ses parois blanches et son contenu. Rouge. Tout est rouge.

Je me vois donc, sortant les canettes de Coke, rouges aussi, deux par deux, pour les placer sur la tablette des boissons. Ma main fait machinalement le geste de retourner les canettes afin que le mot «Coke» soit bien visible. Vu de face, il y a un espace minime entre le «C» de «Coke» et le côté gauche de la face visible de la canette et un autre espace minime, équivalent, sépare le «e» de «Coke» du côté droit. Tout se passe très machinalement, très rapidement, très naturellement. Si quelqu'un avait été dans la cuisine à ce moment-là, il aurait continué sa conversation normalement, n'aurait rien vu d'anormal. Mais personne d'autre n'est dans la cuisine. Que moi.

Retour au présent. Toutes les étiquettes, de tous les produits, me regardent. Elles rient. Elles me félicitent: «Bravo, quel beau travail!», «C'est unique, vraiment unique!», «Simplement superbe.»... Je suis flatté, d'abord, mais au bout d'un moment je pense: «il y a peut-être quelque chose d'anormal avec moi?»... Je cligne des yeux. Je prends une des canettes de Coke dans ma main. Elle est tiède. Elle semble heureuse. Elle ronronne.

Je la replace entre les autres canettes, d'un geste vif, comme si elle m'avait mordu un doigt. Je la regarde. De face, elle affiche «oke» et laisse voir une bande étroite d'informations nutritionnelles et une partie de sa liste d'ingrédients. Un murmure se fait entendre. Un murmure de désapprobation. Je tente de refermer la porte, mais j'en suis incapable. Je suis figé. Le murmure s'intensifie. La canette de «oke» pleure. Ses voisines lui disent combien elles sont désolées, qu'elle ne mérite pas ça. Le ton monte. La bouteille de ketchup s'en mêle. Elle est rouge. Rouge de colère. Les confitures scandent: «un scandale, un scandale, un scandale!». Les couvercles rouges des Tupperware de marque Rubbermaid s'ouvrent et claquent, comme des animaux affamés. La lumière du réfrigérateur vacille, s'intensifie, vire au rouge. Les Tupperware se jettent sur moi. Suivent la bouteille de ketchup, les cerises au marasquin, les fraises et enfin, tout le contenu du réfrigérateur. La colère des aliments est féroce. Les couvercles me pincent, le verre se brise et me fend la peau, les fruits et légumes m'étouffent, les liquides me noient, les canettes de Coke m'achèvent, sans pitié, en me fracassant le crâne.
Seule «oke» reste dans le réfrigérateur, unique témoin de mon massacre. Je baigne dans mon sang.

Rouge.

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