dimanche 28 février 2010

Conte canadien, annonce spéciale

Il est à noter que cette 10e partie du conte ne sera publié que lundi.

Merci de votre patience.

samedi 27 février 2010

Conte canadien, 9e partie

Pendant plusieurs heures, je suis resté étalé sur le sol froid de mon garage. Je sentais mon corps, le couteau planté dans mon ventre, mais il m'était impossible de bouger. J'étais dans un état que je n'avais jamais vraiment connu auparavant, entre le sommeil et l'éveil. J'avais toutes sortes de pensées, parfois liées à la réalité et parfois comme des rêves étranges, tout ça entrecoupé de moments de noir total.

Par exemple, à un moment, j'ai entendu la porte de garage s'ouvrir. J'ai même pu réfléchir à ma déception de voir mon plan échouer. Ça avait semblé trop facile, tout ça: forcer le marionnettiste à user de son talent de manipulation pour qu'il m'aide à me débarrasser du corps de Brandon et me procurer le premier pénis québécois de ma collection.

J'ai aussi fait un rêve plutôt bizarre. Je me retrouvais dans une forêt immense et brumeuse. Les arbres autour de moi dansaient, en cadence, se dressant périodiquement vers le ciel au même instant. Chacun des arbres était enligné avec le suivant, formant une grille régulière. Au sol, de la neige, partout, blanche et immaculée. Moi, je me promenais dans cet univers magique. J'entendais mes pas dans la neige, mais ceux-ci ne laissaient aucune trace. Chacun des arbres était différent, mais l'ensemble paraissait harmonieux. Je me suis approché d'un érable argenté immense et majestueux. J'ai touché à l'écorce. Je l'ai caressée. C'était chaud, doux... Avec ma langue, je me suis mis à lécher l'écorce. Ça avait un goût légèrement sucré, très agréable. J'ai léché, léché... Je suis devenu comme ensorcelé. Je n'étais plus capable de me contrôler. Je serrais le tronc dans mes bras, je le caressais et j'aurais voulu manger l'arbre si j'avais pu. Je gémissais. L'érable aussi s'est mis à gémir. Sa voix grave venait de partout à la fois, de sa cime, de ses branches, de son tronc, de ses racines. La neige s'est mise à fondre autour de la base de l'arbre. Tout à coup, comme il arrive souvent dans les rêves, je me suis retrouvé nu. Sous mes pieds, le sol était moussu, à la fois tendre et ferme, légèrement humide. Nos gémissements sont devenus plus rapides, plus intenses. La résonance faisait littéralement trembler le sol. Autour de nous, tous les autres arbres étaient dressés vers le ciel, tendus. Enfin, une sève s'est mise à couler le long du tronc de l'érable. J'en avais partout: dans le visage, sur le corps, sur ma langue, dans ma bouche. C'était une sève épaisse et sucrée que j'avalais avec plaisir.

Ensuite, il y a eu du noir. Probablement quelques heures de noir total, mais très apaisant.

C'est étrange, les rêves, vraiment. Je ne sais pas où notre cerveau va chercher des histoires pareilles, qui ne veulent absolument rien dire.

vendredi 26 février 2010

Conte canadien, 8e partie

J'ai conduit rapidement vers ma maison, en continuant à faire sembler de m'intéresser à ce qu'il disait. Il n'était pas particulièrement efféminé, mais parmi ma gang au travail, tout le monde aurait eu des soupçons à son sujet. Ses vêtements étaient trop propres, trop ajustés. Il racontait des anecdotes à propos de son travail. J'ai cru entendre qu'il trouvait qu'il travaillait très fort et que ça lui faisait du bien de relaxer un peu. Je ne pouvais pas imaginer comment un marionnettiste pouvait travailler «trop fort». Il faisait quoi, de ses journées, à part se mettre la main dans le cul de muppets en peluche? Travailler dur, il ne savait pas c'était quoi. En plus, ça avait l'air payant, son affaire. Tous ses vêtements semblaient flambants neufs. Il s'est mis à rire et m'a mis une main sur la cuisse. J'ai gardé mon calme. Il fallait que je garde mon calme. Pour le moment.

- Alors?

- Alors, quoi?

- Alors, est-ce que c'est encore loin?

- Ah, non, non. Deux minutes, pas plus.

Je devais rester à son écoute. Si je ne paraissais pas assez intéressé, il se douterait de quelque chose. Je lui ai donc posé une question:

- Hey, heu, Robert, toi, là, comment tu la trouves, heu, Madonna?

Il a paru surpris de ma question. Je pensais qu'ils parlaient tout le temps de Madonna, ceux-là, pourtant. Je voulais que ça ait l'air normal. Après avoir hésité quelques instants, il est reparti. Il en avait long à dire sur Madonna, en effet. Je ne m'étais donc pas trompé.

Arrivé devant chez moi, il a dit: «C'est ici?» et j'ai fait un signe de la tête. Alors qu'on allait sortir de mon truck, son téléphone cellulaire a sonné. Je commençais à m'impatienter. Il a regardé l'afficheur et a appuyé sur un bouton pour fermer son appareil.

- Ma mère.

- Tu le prends pas?

- Non. Je vais la rappeler demain.

On est descendus du camion. Il ne pouvait pas s'arrêter de parler. Il racontait ce que sa mère lui aurait probablement dit. Ça ne finissait plus. J'aurais préféré qu'il prenne l'appel, ça aurait été moins long et probablement moins plate. J'ai ouvert la porte du garage. J'avais pris l'habitude d'entrer par la porte du garage depuis que j'habitais là. Je trouvais ça plus accueillant et bien plus pratique. Avec certains de mes invités, c'était vraiment, vraiment pratique, en effet. Il a regardé la porte d'entrée de la maison, s'est retourné rapidement pour regarder la porte du garage et m'a suivi. La lumière du garage n'était pas allumée. Il a chuchoté: «Ouais, toute une entrée» en me prenant par la taille. Il a glissé sa main vers ma poche arrière. Je l'ai arrêté net en lui disant: «Cool, cool...»

Là, c'est moi qui l'a pris par la taille et je l'ai rapproché du congélateur. Il s'est laissé faire. J'ai dit : «J'ai quelque chose à te montrer» et d'un geste brusque, j'ai ouvert la porte du congélateur. Il est devenu tout raide. Il fixait le contenu de mon congélateur, sans bouger. La lumière du congélateur faisait briller ses yeux horrifiés. Avec beaucoup de peine, il est arrivé à articuler:

- Qu'est-ce que c'est ça?

- Ça, c'est ce qui va arriver avec toi.

Je le tenais de plus en plus fermement par la taille. Il semblait nerveux. Il bégayait.

- T'es un hostie de malade!

Il a voulu s'enfuir, mais j'ai pris sa tête dans mes mains et je l'ai cognée sur le rebord du congélateur. Il est tombé sur le ciment froid. J'ai pris de la grosse corde jaune que j'utilisais pour aller en camping, j'ai attaché ses mains derrière son dos et ses pieds ensembles. Il saignait un peu et râlait faiblement. J'ai sorti de ma poche arrière mon couteau suisse. J'ai retourné le Québécois sur le dos. Je me suis rapproché de son visage en lui parlant doucement.

- C'est une petite collection que je fais. Toi pis moi, on a une affaire en commun, ça a l'air: on aime ça, les pénis. J'en ai 172. Bientôt 173. Sauf que moi, je me les mets pas dans le cul, je les congèle et je les classe dans des Tupperware.

Il a gémit quelque chose d'incompréhensible.

- Qu'est-ce que tu dis, le marionnettiste? Je t'entends mal.

Je me suis relevé et j'ai écrasé son cou avec ma botte de construction. Il a dit, d'une voix étouffée:

- Des Tupperware? T'appelle ça des Tupperware, toi?

- Tu sais très bien ce que je veux dire.

- Des Tupperware de B.S., oui! De crisse de loser du Manitoba.

J'ai voulu lui donner un coup de pied dans les gosses, mais je me suis retenu. Je n'allais tout de même pas endommager mon premier spécimen québécois. Fidèle à lui-même, il a continué de parler. Moi, je n'en revenais pas. J'aurais pu le faire taire tout de suite, mais, en quelque part, ça m'intriguait d'entendre ses dernières paroles.

- Tu pourrais au moins acheter des Rubbermaid, crisse de cheap. Y se fendent le cul pour les vendre pas chers chez Walmart. Vous avez ça, des Walmart, au Canada, non? Walmart, you know what I'm talking about? Or maybe you're not even worth some piece of shit plastic container that would actually pile up nicely? You're a monster. A piece of shit monster.

J'ai figé. J'essayais de retenir mes larmes, mais c'était plus fort que moi. Il avait raison. Je le savais depuis longtemps, au fond, mais il avait raison. À travers mes larmes, j'ai hurlé:

- Même pas cher, j'ai pas les moyens!

- Je peux t'aider. Je peux t'aider, mais détache-moi. Détache-moi, man...

J'ai pris mon couteau suisse, je me suis approché de lui. J'ai dit:

- Y faut que je fasse quelque chose.

J'ai déboutonné son pantalon, ouvert sa braguette. C'était donc vrai, ce qu'on disait des Québécois. J'ai soulevé mon couteau et, d'un coup sec, j'ai coupé la corde jaune de ses mains. Il a saisi mon couteau et me l'a planté dans le ventre. Il était vite, le maudit.

Tout est devenu noir.

jeudi 25 février 2010

Conte canadien, 7e partie

Quand je suis arrivé en face du Gio's, j'ai tout de suite reconnu l'endroit. Un drapeau arc-en-ciel était accroché au-dessus de la porte d'entrée. J'aurais aimé dire «flottait», mais, vraiment, ça ne flottait pas fort. J'ai eu de la peine à croire que dans une ville venteuse comme Winnipeg, il y avait un drapeau qui avait l'air si immobile. Il pendouillait mollement. Ça laissait présager le pire.

Rendu à l'intérieur, j'ai eu un choc. Non, mais, on ne m'avait pas toujours dit que les homosexuels, au moins, avaient le tour avec la décoration intérieure? En tous cas, ce n'était pas ici qu'on allait célébrer le raffinement de leur bon goût. Le bar semblait sortir tout droit d'un cauchemar se passant en 1983. Le mobilier devait d'ailleurs dater de cette époque là. Le tapis industriel gris moucheté donnait à l'endroit toute la chaleur d'une succursale de H&R Block. L'éclairage, les couleurs, tout semblait contribuer à la laideur de l'espace. Malheureusement, le mauvais goût ne se limitait pas au lieu, mais se répandait sur ses habitants. Du monde mal habillé. Des coiffures horribles. Des travestis qui ont autant l'air de femmes que moi de Michaëlle Jean.

Bon, il faut avouer, ici, que je n'ai pas nécessairement moi-même le monopole du bon goût. Ma maison ressemble à une maison ordinaire de gars célibataire ordinaire, avec des meubles trouvés dans les poubelles et aucun élément décoratif. Mais moi, au moins, je n'essaie pas de décorer. C'est en ordre, par contre. Je sais exactement où sont toutes mes affaires, selon un système qui, bien que personnel, a fait ses preuves. Pour ce qui est de mon look, moi qui avait eu une certaine angoisse à ce sujet, je dois dire que malgré mes vêtements pas chers achetés chez Mark's, je ressortais grand gagnant parmi cette foule pathétique (il devait bien y avoir un douzaine de clients, tout au plus). Une fois passé ce moment de jugement sévère, mais incontrôlable, j'ai cherché des yeux mon Québécois.

Je me suis avancé timidement vers le bar, mais il n'y avait pas de trace du marionnettiste. Le barman, un Indien obèse (ou une Indienne, j'en n'étais pas certain), m'a tout de suite regardé d'un air inquisiteur. J'avais soif, alors j'ai dit: «Draft». J'ai payé et j'ai pris ma bière. En me retournant de dos au bar, pour m'éloigner du barman, je suis tombé nez à nez avec quelqu'un qui sortait des toilettes. Il a failli me faire renverser mon verre. Il a dit:

- Oh, Sorry!

- Robert?

C'était lui, tout habillé en noir avec une petite veste de cuir.

- How are you? Did you just get here? I was in the bathroom.

Pourquoi il me parlait en anglais?

- Pourquoi tu me parles en anglais?

- Oh, sorry. J' veux dire, je m'excuse. Ça fait quelques jours que je suis au Manitoba et j'ai pas beaucoup eu à utiliser mon français. C'est l'fun de te voir!

Il y a eu un moment de silence qui a semblé le rendre mal à l'aise. Il a regardé autour de lui.

- Y'a du monde, hein?

Ça, c'était de l'ironie. Très québécois, ça, l'ironie. Il y a eu un autre temps silencieux et là, la machine à parole est repartie. Au début, j'écoutais, j'assimilais quelques mots, en tous cas: production, budget, conditions de travail, caoutchouc-mousse, horaire, désorganisation... Il n'était pas arrêtable. Après ce qui a semblé durer vraiment longtemps, je n'arrivais plus à écouter. Je ne pensais plus qu'à mon plan.

Lui, il avait l'air de se contenter de mes «uh-huh» périodiques. Il se rapprochait de plus en plus. De temps à autres, il me regardait en bas de la ceinture, ou alors dans les yeux. Parfois, son regard se perdait sur mon crâne, sur mes bras, sur mes mains. Il était rendu extrêmement proche de moi. Moi, je le laissais faire. S'il continuais comme ça, mon plan allait se réaliser encore plus rapidement que je ne le croyais.

En effet, ça a été tellement facile que j'en étais presque déçu. Un gros travesti s'est mis à faire semblant de chanter du Céline Dion. Le Québécois a fait une moue dédaigneuse. Il a dit: «On s'en va-tu d'ici?» en me faisant un clin d'oeil. On a calé nos bières. J'ai dit:

- Your place or mine?

- Pourquoi tu me parles en anglais?

Là, je n'étais plus sûr si c'était de l'ironie, malgré son ton nasillard, mais j'ai pris une chance et j'ai dit:

- Très drôle. Envoye, viens t-en dans mon truck. Cette fois, c'est moi qui chauffe.

mercredi 24 février 2010

Conte canadien, 6e partie

Toute la fin de semaine, je me suis reposé. J'ai nettoyé le plancher du garage et j'ai essayé de comprendre ce qui était arrivé cette nuit-là. Ce qui m'était arrivé à moi, ça, c'était clair. J'avais eu le pénis tacheté que je voulais, mais pas exactement où je le voulais. Par contre, je n'ai aucun souvenir d'avoir tué Brandon, mais pourtant, je l'avais retrouvé mort, baignant dans son sang au milieu de mon garage. Son séjour précipité au congélateur, je dois le dire, n'a pas aidé les choses. Je pouvais voir que son crâne avait été fracassé, mais, comme il était rendu tout raide, c'était plutôt difficile d'examiner des traces sur son corps pouvant me renseigner sur le déroulement des événements. En plus de ça, la vie, c'est pas un show de TV et, à ce que je sache, il n'y a pas de CSI Winnipeg.

Le plus troublant dans tout ça, c'est que personne ne semblait s'inquiéter de la disparition de Brandon. Aucun appel téléphonique. Rien aux nouvelles. Pas une maudite question de la part des gars du travail, avec qui il avait pourtant fêté ce soir-là. J'ai même vu la police aller faire un tour chez des voisins, mais pour la même raison qu'à tous les samedis soirs: musique trop forte, grosse torche qui crie au meurtre, gars saoul dont le poing est parti tout seul.

Ça m'a laissé beaucoup de temps pour réfléchir. Peut-être était-il simplement tombé après en avoir fini avec moi et le destin a fait le reste, aidé du plancher de ciment? Peut-être que j'avais eu un relent de force et que je l'avais assommé, mais avec quoi? Si oui, pourquoi ce moment-là était-il complètement effacé de mon cerveau? Ça faisait beaucoup de questions et très peu de réponses.

Par contre, dans mon congélateur, se trouvait le morceau que j'avais tant désiré, bien congelé. Il y avait pas mal d'extra autour, disons, mais le morceau était bel et bien là. Cette pensée m'a mis de bonne humeur. Je me suis débouché une bière, pour célébrer et pour oublier à quel point j'avais mal au cul. Je me suis dit: «Bon, ben, il faudrait ben séparer le pénis du gars et classer ça comme il faut dans des Tupperware». J'ai pris un couteau dans la cuisine. Pas celui que j'utilisais d'habitude pour ce genre de choses, mais un avec des dents, pour couper des tomates. Congelé, j'imaginais, ça allais être pas mal plus dur à trancher. À ma grande surprise, pas du tout. Ça s'est presque détaché tout seul. J'ai sorti de mon tiroir à Tupperware le pot de yoghourt vide que j'avais gardé pour l'occasion, j'ai mis le pénis de Brandon dedans et j'ai pris un stylo feutre pour écrire la date au dessous.

Là, j'ai eu comme un moment d'hésitation. Est-ce que je devais écrire la date d'aujourd'hui, ou la date de ma rencontre avec Brandon dans mon garage? Ça ne parait pas si grave, ce genre de choses, mais c'est dans les détails qu'on trouve la vraie satisfaction. Je suis resté assis sur le congélateur une bonne heure, stylo en mains, en pesant les pour et les contre. C'était quoi, le plus important à répertorier, au juste? Le détachement du pénis ou sa congélation? Le moment où j'avais coupé, ou l'instant où j'avais rangé? D'une part, je célébrais le passionné en moi et d'une autre, le gars bien raisonné. Tout un dilemme.

J'ai noté l'année, le mois et j'ai laissé l'espace pour le jour en blanc. J'ai remis ça au congélateur, qui faisait vraiment peine à voir tant tout était mélangé. Avant de refaire de l'ordre, par contre, je savais bien qu'il faudrait que je me débarrasse du corps, qui prenait beaucoup trop de place. Il avait d'ailleurs fini par figer dans une position qui faisait vraiment brouillon. Il ne se tenait pas du tout comme un humain, mais comme une poupée désarticulée. Non, pas une poupée: comme une marionnette.

J'ai tâté ma poche arrière et j'en ai ressorti la carte du Québécois à la Honda Civic. Ça m'a donné une idée. Je suis allé dans la cuisine pour téléphoner. Ça a répondu presque tout de suite.

- Oui, allô?

- Salut, heu, Robert?

- Heu... Oui?

- Tu me replaces pas? Le gars à qui t'as donné une ride.

- Ah, OK!

Sa voix est devenue plus grave, tout à coup:

- Salut! Heu. Ça va?

- Oui, je me demandais si t'étais toujours up pour une bière.

- En fait, oui, je m'apprêtais justement à sortir. Je sais pas si y va y avoir ben du monde, le dimanche soir, de même, mais je voulais aller faire un tour au, heu, comment ça s'appelle, donc?

J'ai entendu un bruit de pages tournées.

- Au Gio's. C'est weird. C'est juste en face de mon hotel.

- T'es où?

- Au Place Louis Riel all suite hotel. C'est weird, non? Un maudit bar gay dans toute la ville, pis les producteurs m'ont logé juste en face.

Je savais bien de quel endroit il parlait, mais je n'ai rien dit pour faire l'innocent. Il a poursuivi:

- Y'a un genre de party «Church», là, à partir de sept heures du soir, le dimanche. Ça fait que je pensais aller faire un tour là. Je commence pas avant midi demain.

- Bon, ben, on se rencontre là?

- Si tu veux. En tous cas, moi, je vas être là.

Il avait l'air tout content. C'est certain que pour une tapette toute seule un dimanche soir à Winnipeg avec ses marionnettes, il devait bien être heureux d'avoir un peu de compagnie. J'ai pris une douche. J'ai mis une camisole blanche sous mon chandail de coton ouaté, puis mes jeans les plus serrés et mes bottes de construction. Il allait en avoir pour son argent, le marionnettiste.

Et moi aussi.

mardi 23 février 2010

Conte canadien, 5e partie

J'ai pris ma douche. J'ai enfilé un jean, une chemise à carreaux, des bas propres. J'ai mangé deux toasts avec du beurre. Le beurre était dur, alors, j'ai dû le passer au micro-ondes pendant onze secondes. J'ai mis des bottes, une tuque, des gants et mon manteau de ski. Je suis allé chercher les clefs de la camionnette de Brandon dans le congélateur. J'ai conduit pendant quelques heures, jusqu'à un petit lac que je connais, où j'étais même allé récemment d'ailleurs. J'ai poussé la camionnette dans le lac, mais la glace était plus épaisse qu'à ma dernière visite, faut croire. La camionnette est restée intacte, sur la couche blanche et lustrée qui s'illuminait des rayons du matin. J'ai crié: «Fuck!». La glace, comme si elle avait à ce moment-là voulu me faire comprendre qu'elle m'entendait, s'est fêlé, ça a fait un bruit sec, puis le véhicule s'est enfoncé lentement dans les profondeurs noires de l'eau.

J'ai pris la route pour revenir vers chez moi, en marchant tranquillement. Il faisait beau.

Ça faisait déjà plusieurs heures que je marchais que je n'avais pas vu une seule voiture, pas un seul camion, sur la route. Je m'étais fait à l'idée que j'allais avoir à marcher jusqu'au soir. Je suis arrivé à ne plus penser à rien. Ce qui venait de se passer, ce qui allait peut-être arriver, ça ne faisait plus partie de l'équation dans ma tête. Ce n'était même pas une équation, juste un gros zéro.

Au bout de la route, derrière moi, j'ai entendu une voiture. Une Honda Civic gris argenté s'approchait lentement. Au volant, j'ai cru distinguer un homme d'environ 40 ans, aux cheveux très courts avec, assise à côté de lui, ce qui avait l'air d'une petite fille rousse. Comme ils avaient l'air inoffensifs (une Honda Civic!), j'ai pensé que je pouvais me sauver un peu de temps en faisant un bout sur le pouce. J'ai souri en levant mon pouce vers le ciel bleu. L'auto s'est arrêtée. L'homme a pris la petite fille, l'a passé par-dessus le dossier du siège du passager et l'a laissé tomber sur la banquette arrière. Je me suis approché. L'homme a baissé sa vitre et a dit: «Need a ride?». Il avait un drôle d'accent. Pas un accent d'ici. Un accent québécois.

J'ai répondu: «Si je pouvais faire un bout, ça m'arrangerait, oui!» et j'ai pris place à l'avant. Je n'avais jamais vu une auto propre comme celle-là. C'est comme si elle venait tout juste de sortir du concessionnaire. On s'est salué. Il a mentionné sa surprise d'entendre parler français. J'ai répondu que c'était pareil pour moi. On a ri. J'ai jeté un coup d'oeil sur la banquette arrière. J'ai dit: «C'est rare qu'on voit du monde voyager avec une poupée!». Il a répondu: «C'est pas une poupée, c'est une marionnette». J'aurais pu finir la conversation à ce moment-là. Dans le fond, je n'avais pas vraiment envie de parler, mais ça a été plus fort que moi, alors j'ai demandé: «C'est quoi la différence?».

C'est là que le gars s'est mis à tout me raconter: qu'il était marionnettiste; en fait, pas juste marionnettiste, mais concepteur de marionnettes; qu'il venait à Saint-Boniface pour coacher une équipe de manipulateurs pour une émission de télévision qui serait tournée à Winnipeg; qu'il avait bien hâte de rencontrer le monde; que ces gens-là travaillaient pour le Cercle Molière; que c'était de plus en plus rare, des émissions de marionnettes; que c'était à cause de la maudite animation 3D, mais que ce n'était pas pareil, que ça avait beaucoup moins d'âme; qu'au Québec, il ne se tournait presque plus rien de bon pour les enfants; qu'ici, au moins, les producteurs avaient envie d'essayer d'innover; que par contre la main-d'oeuvre était difficile à trouver, que personne n'était formé; qu'en plus il fallait trouver dans le bassin francophone; que l'accent allait être un problème... J'ai dit: «L'accent, quel accent?». Il a semblé embarrassé. Il a bégayé: «Ben, j'veux dire, l'accent Manitobain, là...».

Pendant le reste de la route, on n'a plus dit grand chose. Maudit Québécois. Ça se prend pour le nombril du monde. Moi, j'avais juste hâte d'arriver à la maison. Mon patron avait sûrement téléphoné pour savoir pourquoi je n'étais pas rentré ce matin-là. Ce n'était pas grave. Des gars qui ne rentrent pas, il en voyait à tous les jours. Des gars qui avaient fait le party la veille: des Indiens, des Anglos, de toutes les sortes, même des Philippins, ça pouvait très bien boire une bière ou deux de trop, puis rester sur un sofa complètement passed-out, endormi dans leur vomi.

J'ai vu un coin de rue assez près de chez moi arriver. J'ai dit: «Bon, ben, j'vas descendre ici, moi. Merci ben, hein!». Il m'a dit: «Dis-moi où tu restes, je peux bien aller te reconduire jusque chez toi. On gèle.». On gelait même pas. Il faisait à peine -10. J'ai répondu: «Non, non, je peux marcher le reste!».

Il a dit: «OK, d'abord», puis s'est arrêté sur le bord de la route. Je m'apprêtais à ouvrir la porte et c'est là qu'il m'a tendu la main. On s'est serré la main. Son regard était particulier. Pour être précis, je pense qu'il me regardait l'entrejambe, avec un petit sourire en coin. Il ne paraissait pas vouloir lâcher ma main et il a dit, en me fixant maintenant droit dans les yeux: «Je suis ici pour deux semaines et j'ai pas grand chose à faire, là... Si jamais tu veux qu'on aille prendre une bière...». Il m'a lâché et m'a tendu une carte:

Robert Martin,
scénographe et marionnettiste

514.555.5415 (cell.)

Je suis sorti, j'ai mis la carte dans ma poche en le remerciant une dernière fois.

J'ai pensé: «Une bière? Pour qui ils me prennent, donc, ceux-là? Maudit qu'y a des fuckés dans le monde!».

Même ici, au Manitoba.

lundi 22 février 2010

Conte canadien, 4e partie

Ça devait bien faire trois semaines que je ne dormais pas plus d'une heure ou deux par nuit. À tous les soirs, dans mon lit, je ne faisais qu'élaborer des tactiques pour réussir à me procurer le pénis de Brandon. Toutes les fois précédentes, j'avais pourtant récolté sans problème les membres de ma collection. Je fonctionnais spontanément, sans trop y penser, sans avoir à calculer mes actions. Je voyais, je fonçais, je prenais. C'était simple comme bonjour. Cette fois, tout me paraissait difficile. Je me sentais l'obligation de tout planifier, dans les moindres détails: le lieu, le moment, quoi dire, comment laisser le moins de traces possibles.

Toutes ces pensées me hantaient et me bloquaient, totalement. J'étais figé, incapable du moindre geste. Je me suis mis à douter. «Et si, pour une fois, je me faisais prendre?». Les scénarios dans ma tête devenaient de plus en plus complexes et tordus. Comment quelque chose qui s'était fait jusqu'alors de manière si naturelle avait pu devenir si angoissant? Était-ce parce que, pour la première fois, j'avais un objectif précis et prémédité? Ce pénis tacheté de mauve m'obsédait.

J'ai essayé de me calmer. Je suis allé dans le garage et j'ai ouvert le congélateur. J'ai regardé mon système de classement et j'ai décidé de le repenser complètement. J'ai d'abord tenté de classer mes spécimens selon leur date d'acquisition. Ce fut un ratage complet. Les plats ne tenaient pas bien les uns sur les autres, à cause de leur trop grande diversité. Il était aussi difficile d'établir un ordre linéaire dans un espace cubique. Devais-je fonctionner de gauche à droite, ou de droite à gauche? Vers le bas ou vers le haut? La date la plus ancienne devait-elle se retrouver au fond, ou sur le dessus? Une fois une rangée terminée, était-il préférable de revenir devant cette rangée là où elle avait commencé ou plutôt continuer, comme un serpentin, afin de ne pas briser la suite logique? Les possibilités apparaissaient infinies. J'en avais mal à la tête. En plus, il faisait particulièrement froid. J'avais pris la précaution d'ouvrir la porte du garage d'un mètre environ, afin de ne pas risquer la décongélation de mes précieux pénis. Le garage était devenu une réelle chambre froide.

Les heures de la nuit s'avançaient et je n'avais toujours pas trouvé la méthode idéale. Je ne sentais presque plus le bout de mes doigts. J'étais passé par toutes sortes d'avenues. J'étais allé jusqu'à explorer le classement par ordre alphabétique des noms des produits qui s'étaient originalement retrouvés dans chacun des pots. Le bilinguisme de certains emballages rendait cette approche quasiment impossible. «Strawberry yogurt» se retrouvait dans les «S», mais si loin des «Y» des «Yoghourts aux fraises» que c'en était absurde. Le fait que mon salaire plus que modeste m'oblige à choisir mes aliments selon les spéciaux de la semaine ajoutait bien sûr à la confusion. Toutes les marques s'y retrouvaient, chacune avec leurs spécificités, leurs formes et leur approche marketing. C'était un bordel qui jusque là ne m'était pas apparu si insupportable, mais ce soir-là, j'en aurais pleuré.

C'est alors que j'ai entendu des pas dans la neige. Quelqu'un approchait. J'ai entendu cogner à la porte du garage. Des pieds, chaussés des grosses bottes noires, et des jambes, vêtues de noir aussi, sont apparus dans l'ouverture de la porte de garage. J'ai entendu: «Hey, man, are you there?». J'ai bien dû rester immobile pendant une minute. La voix a répété: «Are you in there?».

J'ai tout ramassé les contenants et je les ai lancés dans le congélateur, pêle-mêle. J'ai refermé la porte du congélateur. En courant, j'ai fait le chemin par l'intérieur de la maison pour ressortir par la porte d'entrée. En mettant le nez dehors, j'ai cru avoir halluciné. Il n'y avait plus personne. Plus personne, mais une camionnette rouge stationnée dans la rue, devant ma maison. J'ai entendu une voix étouffée: «Hey, buddy, I think you left your garage door open! It's fucking freezing outside!». Pas de doute. C'était lui. Brandon.

Il avait dû entrer dans le garage en passant par dessous la porte. Je me suis précipité dehors, vers la porte du garage. D'un geste brusque, j'ai soulevé la lourde porte. Il était là, devant mon gros congélateur blanc. Dans ses mains, il tenait un pot de ricotta light et en observait le dessous. En ricanant, il a dit: «Man, you shouldn't let your garage door open this way. Your heating bill's gonna go through the roof!».

J'ai répondu: «I probably just forgot to close it completely when I came back from the grocery store». Il a ajouté: «This was on the ground. Lucky it was so cold in here whatever's inside probably didn't go to waste!». Mais que faisait-il ici, chez moi, au juste? Au moment où j'allais lui poser la question, il a poursuivi: « I went out partying with the guys tonight and things got a little crazy. Man am I drunk! On the way back to my place, I was driving by your house, saw your garage door open, so I figured I'd better just come in and see what was up.».

J'ai tenté de garder mon calme. En dedans de moi, par contre, ça bouillait. J'étais excité comme je ne l'avais jamais été. J'ai refermé la porte de garage derrière moi. Il était là, devant moi, sans défense, aux petites heures de la nuit. J'ai dit: «Well, if you're drunk, another beer won't kill you, will it?». Je suis passé à côté de lui. J'ai repris le contenant qu'il tenait distraitement et je lui ai fait signe de me suivre. Alors qu'il s'apprêtait à me rejoindre vers l'intérieur de la maison, je l'ai regardé dans les yeux. Il ne bougeait pas. Il me fixait d'un regard étrange. Il s'est mis à pleurer. Entre ses sanglots, il a dit: «Dude, I'm sorry, I really... I really can't-». C'est là qu'il s'est jeté sur moi. Il s'est mis à me serrer dans ses bras si fort que je pouvais à peine bouger. «I'm not like that, but I just can't help it!», qu'il criait. Il s'est mis à embrasser ma bouche en laissant sortir des «I want you, I want you, man.» désespérés, mêlés à de fortes vapeurs d'alcool.

Pour qui me prenait-il? J'essayais de me défaire de lui, mais il était plus fort que moi. Il m'agrippait, me tirait par les cheveux, ne me laissait pas réagir. «I know you want this too!», a t-il ajouté en me poussant sur le dessus du congélateur. Ma tête s'est cognée durement sur la tôle blanche du congélateur. J'ai laissé tomber le pot de ricotta sur le sol de ciment. Il a déchiré ma chemise. Il tenait mes deux mains ensembles au-dessus de ma tête, avec son poing. Son autre main a baissé mon pantalon de jogging gris, mon boxer. J'étais à moitié sonné, mais je sentais tout de même sa force, ses gestes, la bosse dans son pantalon noir. Il est monté sur une caisse de bois et c'est là que je l'ai vue: sa queue, dressée comme une barre et tachetée comme une vache violette. Il m'a violé. J'ai senti son membre froid en moi. Il grognait comme un fou. Il me chuchotait à l'oreille des phrases incomplètes: «You like this, don't...», «Fucking bastard, I saw you looking...», «I knew you wanted...» alors qu'il allait et venait en moi sans ménagement.

Il a hurlé. Moi, j'ai vu du noir.

Le lendemain matin, j'ai ouvert les yeux péniblement. Il était là, sur le plancher froid du garage, baignant dans son sang. À côté de lui, une masse molle et décongelée gisait, à moitié sortie du contenant de ricotta. Moi aussi, j'étais couvert de sang.

J'ai ramassé le morceau de chair, je l'ai remis dans son pot, que j'ai balancé dans le congélateur. En usant du peu de forces qu'il me restait, j'ai soulevé son corps, que j'ai aussi placé au congélateur.

J'ai pensé: «Ostie de mess, ostie de fucking mess.»...

dimanche 21 février 2010

Conte intermède

Il était une fois un bloggeur qui se trouvait dans l'embarras. Voyez-vous, ce bloggeur, après avoir vu une pièce de théâtre avec des marionnettes à gaines qui se font violer à coups de fist-fuck, s'était trouvé bien sage, au fond, bien sage. La metteure en scène de la pièce sordide (qui montrait entre autres images un prisonnier en train de «rouler des pelles» à une marionnette, pour ensuite se sucer le bras jusqu'à une éjaculation produite par sa propre salive - il fallait être là) insistait qu'il fallait explorer les limites, et bla, bla, bla. Le bloggeur, rendu chez lui, se mit au défi: il allait repousser les limites, lui aussi.

Cependant, bien qu'au fond il n'arrivait pas à la cheville des créateurs du spectacle qui l'avait tant impressionné au niveau du dégueu (ai-je mentionné les scènes de démembrements et de pénétration de cadavres, avec bruits ambiants faits avec la bouche: «flouk, flouck, flouck»), il se retrouva pris avec une histoire que, vraiment, il n'avait pas prévue. En effet, son écriture se mit à se transformer en un hybride de son style usuel et d'un pastiche douteux de Patrick Sénécal (avez-vous vu Les Sept jours du Talion? - attention, je ne suis pas ici en train de vous le conseiller, mais ça existe). Il se rendit compte de la complexité de vivre avec certaines histoires qui peuvent mener dans des recoins sombres pas super agréables à fréquenter.

Pire, son histoire ne semblait pas vouloir se terminer. En tous cas, pas assez vite à son goût. Jusqu'où allait-il pousser cette facette (qu'il devait bien avoir en lui, faut croire, à mon que nous ayons ici affaire à un véritable caméléon qui n'a pas sa couleur propre, mais qui prend celle de n'importe quoi autour de lui)? Les limites, avait-il vraiment envie de les repousser jusqu'au bout? Et si, le bout, il n'y en avait pas? C'était fist-fucking scary d'y songer, en tous cas.

Il se permit donc une pause. Une petite pause pour imaginer comment il allait être capable d'en finir avec cette histoire, un genre de conte canadien mettant en scène un collectionneur de pénis congelés (encore une fois, ici, je ne suis pas en train de vous en conseiller la lecture). Il devait bien avoir une façon de conclure ce récit afin de passer à autre chose, disons, de plus léger.

Étrangement, il sentait qu'il devait finir ce qu'il avait commencé. Peut-être ne vivait-il qu'un moment difficile à assumer? Il sentait aussi qu'il allait s'ennuyer de ses personnages tordus, losers et canadiens. N'avaient-ils pas, eux aussi, un fond d'humanité?

samedi 20 février 2010

Conte canadien, 3e partie

Ça faisait déjà plusieurs jours que je n'avais pas récolté de nouveaux spécimens. Il faut dire que je tentais de ne pas trop attirer l'attention, bien que la disparition de Bill et de Steven ne semblait pas causer trop de remous. Des gens discrets qui fuient la ville, sans dire au revoir, ça pouvait même paraître parfaitement normal. Je pourrais ajouter qu'autour d'eux, à part moi, Bill et Steven n'avaient pas beaucoup de connaissances sur qui compter.

Cela dit, ça me démangeait de ne pas poursuivre activement mon objectif. Je regardais le contenu de mon congélateur souvent. Je replaçais les contenants. J'essayais de parfaire ma méthode de classement. Sur chacun des pots, j'avais pris soin d'inscrire la date de cueillette, avec un stylo feutre noir. Avec le givre causé par l'humidité du congélateur, parfois, ces dates s'effaçaient un peu, alors, je profitais de ces périodes d'inventaire pour réécrire les chiffres moins lisibles. Cette opération demandait beaucoup d'adresse. Écrire sur une surface même légèrement humide ne fonctionnait tout simplement pas. Je devais alors laisser reposer sur une tablette, celle où je rangeais les pots Masson avec les différentes marinades que me donnait ma mère, chacun des contenants, juste assez longtemps pour pouvoir essuyer le givre fondu, mais pas trop pour ne pas faire dégeler le contenu. Je pouvais gérer trois ou quatre pots à la fois, pas plus, sinon je perdais le compte.

Il était important, aussi, que les coups de stylo feutre n'aient pas l'air trop brouillon. Je devais repasser exactement là où les anciennes écritures étaient. Si je dépassais, en réinscrivant un «8», par exemple (le chiffre le plus difficile à maintenir constant), je devais sortir le gaz à lighter, tout effacer et recommencer. Les soirées passaient tellement vite, que parfois, j'en oubliais de souper.

Ce travail d'archivage, bien qu'assez satisfaisant, pourtant, ne me suffisait pas. Je m'étais lancé un défi personnel et je ne supportais pas la pensée de faire face, un jour, à l'échec. Il fallait que je passe à l'action.

Au travail, chez NFF (National Fast Freight), une compagnie de transport pour qui je faisais toutes sortes de travaux d'entretien, j'avais beaucoup de temps pour réfléchir. Juste ici à Winnipeg, cette compagnie devait bien faire travailler quelques centaines de personnes, surtout des hommes. Je me suis dit: «Pourquoi chercher plus loin que le bout de son nez?». Je me suis mis à spotter mon prochain gars. Dereck, au shipping, devait bien en avoir une grosse. Les gars le niaisaient toujours à ce sujet-là, en tous cas. Seulement, comme il était marié, avec deux enfants, je me suis dit que je pouvais trouver mieux. Il fallait que je me trouve parmi les gars single, parmi ceux qu'on oublierait plus facilement. Contre mes habitudes, j'ai donc décidé d'aller prendre une bière avec les gars le jeudi soir.

Je me suis donc retrouvé au Cowboys Roadhouse, avec la gang d'habitués de la job, ceux qui ne devaient répondre à personne et qu'aucune femme n'attendait à la maison avec un souper tout prêt. J'ai commandé une Bud. Les gars étaient fébriles, tout énervés d'échapper à leur routine et d'être entourés de belles serveuses toutes plus sexy les unes que les autres. Parmi eux, par contre, il y avait Brandon. Brandon parlait aussi fort que les autres, buvait autant que les autres, riait bruyamment comme les autres, mais ne semblait pas à sa place. Il faut dire qu'avec la tache de vin qui ornait son visage, comme une vache Holstein, il y avait en lui une timidité constante qui, malgré tous ses efforts pour la dissimuler, transparaissait. Après sa troisième ou quatrième bière, il s'est levé en disant: «Man, do I need to pee!». «You drink one and you piss three», a répondu Lowell, assis juste à sa droite.

J'ai ajouté: «Fuck, I need to go too», juste au moment où le reste de la gang fixait, sur l'écran géant, la reprise d'un but du match de hockey de la veille.

Aux toilettes, Brandon était déjà debout face à un urinoir. J'ai pris place à côté de lui, mais deux urinoirs plus loin à sa droite, question de ne pas trop attirer l'attention. On a parlé de combien ça faisait du bien, de combien on avait besoin de ça et Brandon a ajouté: «I drink one and I piss three». Il urinait très collé sur la porcelaine de l'urinoir, en plaçant ses mains pour cacher le peu qu'il était possible de voir. Moi, je faisais semblant de rien, mais en fermant l'oeil droit et en gardant la tête bien droite, je regardais du coin de l'oeil avec mon oeil gauche. Au dernier moment, juste avant de rezipper son pantalon, Brandon a secoué son pénis pour l'égoutter. C'est là que j'ai pu voir ce qui m'intéressait. Et intéressé, je l'ai été.

Le pénis de Brandon, à ma grande surprise, était à l'image de son visage: couleur chair, tacheté de mauve. Une vraie pièce de collection. Il me le fallait.

De retour à la maison, assez tard, je ne pouvais pas m'empêcher de penser à ce morceau unique. Un peu saoul, j'ai mangé un fond de yoghourt aux cerises et je me suis dit: «ce pot-là va être parfait, tout simplement parfait».

vendredi 19 février 2010

Conte canadien, 2e partie

J'étais très excité. J'allais peut-être un jour atteindre mon objectif: un congélateur plein de pénis bien répertoriés dans des contenants de plastique. Selon mes calculs, remplir l'espace de 25 pieds cubes nécessiterait environ 568 contenants de taille moyenne. J'aurais pu optimiser l'espace en me procurant des contenants carrés, ou même rectangulaires, mais, selon mes calculs, il m'en aurait coûté 2812,89$ et je n'avais tout simplement pas ce genre de moyens.

Avec un peu de logique, j'en étais arrivé à bien classer les contenants, selon leurs grosseurs. Avec les contenants de margarine, je pouvais bien tapisser le fond. Ces contenants, je les réservais aux pénis plus petits, parfois coupés sur des sujets, disons, plus jeunes. J'ajouterai que même celui de mon ami Bill, pourtant de taille inférieure à la moyenne selon ce que j'avais vu de lui lors de nos nombreuses excursions en camping au Nopiming Provincial Park, a nécessité un contenant de cream cheese, légèrement plus volumineux.

La grosse majorité de mes trouvailles se retrouvait effectivement dans des contenants un peu plus gros, comme ceux de crème sure, de fromage cottage ou de fromage feta. Il y avait une perte d'espace assez considérable avec ces contenants, à cause de leurs fonds souvent encavés et de leurs couvercles trop variés, dont les rebords étaient parfois recourbés vers le haut, formant un genre de lèvre pour assurer un sceau adéquat. Pour empiler, l'enfer. C'était dommage, mais what are you gonna do?

Les quelques contenants de un litre (de crème glacée, surtout) formaient la barrière du fond. Plus hauts, j'arrivais tout de même à en empiler cinq, en ne gaspillant que 0,88 cm sur la hauteur totale interne de 90,88 cm, ce qui était négligeable. Malheureusement, c'était les plats les plus difficiles à remplir. Je ne voulais surtout pas qu'il reste trop d'air dans le pot, alors je réservais ce format aux membres volumineux. Imaginez ma surprise lorsque j'ai dû y recourir pour l'impressionnant boudin de Steven. Celui-là ne retenait pas de son père, ça c'est sûr. Il aurait fait une tapette populaire, j'imagine...

Il me restait donc 397 spécimens à chasser. Ce n'était là, je le rappelle, qu'une approximation. J'avais commencé cette collection 14 années plus tôt. Calculé rapidement, cela donnait un rendement de 12,21 par année. 12,214285 pour être plus précis. Par contre, l'année courante n'était pas terminée. De plus, je n'avais pas débuté un premier janvier. J'ai voulu calculer plus précisément et c'est là que je me suis dit que j'aurais donc dû finir mon high school. De toutes façons, j'atteignais un rythme de plus en plus rapide et je savais ma méthode de calcul très limitée, presque enfantine, au fond. Je savais parfaitement que j'atteindrais mon but bien avant la fin juin 2042, tel que me le dictait mon naïf pronostic.

En effet, ça semblait devenir de plus en plus facile. Dans les journaux, on commençait à parler de plus en plus des incidents, mais personne ne semblait être sur ses gardes, malgré tout. J'ai bien pensé qu'un jour quelque indice guiderait la police vers ma modeste maison de la rue Hebert, mais non. C'est étrange. Je ne peux pas dire qu'au moment de récolter mes morceaux j'avais en tête toutes sortes de détails pour ne pas trop laisser de traces, pourtant. Mon esprit, dans ces instants-là, est right in the moment. C'est la police de Winnipeg qui devait pas être vite, vite, j'imagine. Encore moins le district 5, probablement. J'étais safe, faut croire.

J'ai voulu célébrer, me prendre une petite bière, mais il en restait plus. De l'argent dans mes poches, non plus. «Encore trois jours avant ma paye», j'ai pensé. J'ai ouvert le freezer. Pas celui du garage, celui en haut du frigidaire, dans la cuisine. Je voulais voir si peut-être un fond de vodka allait s'y cacher. Il restait bien une bouteille, toute figée dans le contenant à glace. Vide. Bummer. Ensuite, j'ai posé les yeux sur un contenant de crème glacée Lucerne à la vanille old fashionned. J'allais devoir me contenter d'un peu de sucré. J'ai ouvert le pot. Des cristaux s'étaient formés sur le minime fond de crème glacée, qui avait jauni et qui s'était transformée en matière légèrement visqueuse. Je l'ai mangé quand même, mais franchement, je dois le dire: j'étais déçu.

Le pot était en carton en plus, alors j'ai dû le jeter aux poubelles. Je ne sais pas pourquoi j'ai acheté cette marque-là pour commencer. Vraiment, des fois, what am I thinking?

jeudi 18 février 2010

Conte canadien

165, 166, 167, 168. Ça faisait déjà 168. 168 plats Tupperware bien remplis, rangés soigneusement dans le gros congélateur du garage. «Tupperware», c'était vite dit. Il s'agissait plutôt de contenants de crème glacée, de yoghourt, de crème sure et de margarine. Du «Ukrainian Tupperware», aurait-on dit ici, à Saint-Boniface, vis-à-vis francophone de Winnipeg, au Manitoba. «Francophone», ça aussi, c'était vite dit. Nous parlions surtout anglais, sauf lorsque nous décidions d'acheter un grosse caisse de bière, d'inviter nos voisins et de faire un feu dans la cour. Là, assis sur des chaises pliantes, nous retrouvions le plaisir de parler notre langue, qui était devenue un genre de code secret.

Moi, de toutes façons, je ne parlais que très peu. Bill, mon bon ami indien, m'avait transmis cette habitude. «Less is more, mon ami, less is more», qu'il disait, avant de se taire parfois pendants plusieurs heures avec des yeux qui eux, ne se taisaient jamais. Ce matin-là, j'étais justement allé dîner avec Bill. Une lasagne et un café, c'était toujours ce qu'il prenait et moi, je faisais pareil. Après le repas, je me suis senti énergisé, nerveux, même. Bill est parti dans son camion et moi dans le mien jusqu'à mon lieu préféré: le King's Gym, de l'autre côté de la rivière, chez les Anglais.

Il m'avait toujours semblé étrange que tant d'Anglos fréquentent les gyms, alors que chez lesFrancos, cette activité était presque inexistante. Et ça paraissait. Les hommes plus grands, plus bâtis, avec de gros bras musclés se faisaient plutôt rares de notre bord de la Red River. Arrivé au gym, j'ai enfilé mes shorts en coton ouaté gris, un t-shirt de Tin Foil Phoenix avec les manches coupées et je me suis mis à m'entraîner. Les poids, cet après-midi là, semblaient se lever tout seul. La vielle fonte cabossée aurait pu être en bois léger, en plastique creux, même, que ça n'aurait fait aucune différence. Je le sentais en moi. C'était «un de ces jours-là».

Un grand gars avec la tête rasée, d'au moins 6 pieds 2, est passé devant moi. Un vrai beef. De ses écouteurs, qu'il portait pourtant bien enfoncés dans ses oreilles, on entendait sa musique, comme le bruit d'un couteau qu'on aiguise. Son pantalon de nylon bleu laissait voir, aussi, ce qui pouvait bien se cacher dedans et qui ballottait mollement de gauche à droite à chacun de ses pas. J'ai bien dû faire une dizaine de sets de plus, afin de faire coïncider mon départ vers les vestiaires avec le sien. Il n'a pas pris sa douche, s'est à peine changé, se contentant d'enfiler un manteau avant de filer. Ce n'était pas grave. Il ne perdait rien pour attendre.

Je me suis changé en vitesse, afin d'arriver en même temps que lui dans le parking. Sa petite auto noire était toute shiny, les pneus avec, malgré ce mois de février plein de slush. Moi, dans mon truck gris, je le suivais. Je connaissais bien ce genre de gars-là: probablement au chômage, pour aller s'entraîner en après-midi. Sûrement célibataire, aussi, pour vouloir développer son corps de manière aussi extrême, pensant que les femmes recherchaient ce genre de choses-là. Il s'est arrêté devant une maison assez modeste, un six logements recouvert d'aluminium blanc. J'ai stationné un peu plus loin, le guettant dans mon miroir.

Il est sorti de sa voiture, et s'est mis à marcher vers la petite porte du côté. Le moment était parfait. Je suis sorti de mon camion et j'ai avancé vite vers lui. Il avait la main sur la poignée de la porte. «Hey, man, can I use your phone?», que je lui ai dit. Il s'est retourné et je l'ai poussé dans la maison. J'ai sorti un couteau, je lui ai coupé le pénis d'un coup, au travers de son jogging de nylon mince. J'ai dit: «Merci, man!» et je suis reparti aussi vite que j'étais venu, avec en main le tube de chair encore bien chaud. J'ai repris la route, passé le pont Provencher, puis je suis revenu chez moi.

Devant ma porte de garage, il y avait le camion de Bill, avec dedans Bill et son fils Steven qui, bien que métis, moitié Cri, mais né d'un Ontarienne, avait plus l'air d'une petite tapette blonde avec ses yeux bleus innocents. J'ai vérifié mon apparence. J'avais un peu de sang sur mes sneakers et sur la manche gauche de mon manteau de ski. J'ai roulé la manche du mieux que j'ai pu, j'ai laissé mon trophée de chair luisante à côté de la pédale à gaz, puis je suis sorti.

Quand ils m'ont vu, ils ont tout de suite ouvert les portes du camion, pour m'accueillir. Steven tenait un sac de plastique de chez Sobeys. Il souriait trop grand, laissant ses palettes briller dans le soleil d'hiver.

«We bring you some fish», que Steven a dit. Son père a ajouté: «Du beau walleye congelé qu'on allait perdre. Notre freezer nous a lâché». J'avais l'air super détendu. J'ai dit: «Merci, les gars, c'est bien gentil de votre part». J'ai pris le sac rempli de contenants de plastique encore recouverts de givre. Ce poisson-là devait bien avoir été pêché des années auparavant. J'ai ouvert la porte du garage, pour entrer directement par là. En leur disant une fois de plus merci et à bientôt, j'ai été surpris de leur réponse.

«Tu nous invites pas en dedans? On aurait le temps pour une petite bière». Je n'ai pas eu le choix. Bill est entré en premier, suivi de sa feluette de fils. J'ai déposé rapidement le poisson dans le congélateur, en ouvrant la porte du dessus d'un geste rapide. La lumière a à peine eu le temps de s'allumer. On est passé à l'intérieur, par la salle de lavage, pour se retrouver dans la cuisine. J'ai débouché trois Moosehead. Même si le jeune n'avait que 13 ans, il fallait bien un jour faire un homme avec lui. On s'est assis à la table. Il y a eu un long silence. Dans les yeux de Bill, on pouvait lire toutes sortes de choses: la tristesse de ne pas avoir de nouvelles de son ex-femme Meagan, les doutes à propos de son fils, la satisfaction d'être tout de même en ce moment en bonne compagnie. Steven, lui, regardait partout, buvant de très fréquentes petites gorgées. Moi, tout ce que j'avais en tête, c'était le beau morceau viril qui traînait sous le volant de mon truck et le plat à crème glacée d'un litre qui allait être nécessaire à le contenir. C'était du beau morceau.

Au bout de quelques bouteilles, après très peu de mots échangés, Bill s'est levé, m'a remercié pour la bière. Son fils l'a suivi. Ils sont sortis par la porte avant. Je les ai guettés de la fenêtre du salon. Étrangement, c'est le petit qui a pris le volant, sûrement pour qu'il apprenne à conduire. Comme mon camion était derrière celui de Bill, il a dû le contourner, mais le jeune manquait évidemment d'expérience. Il a frôlé la portière de mon camion en reculant. Ça a fait un bruit aigu, métallique. Bill est sorti pour voir les dommages en hurlant après le petit, qui est sorti lui aussi. «What the fuck, boy? Can't you drive like a man?».

Je suis sorti en courant, en pieds de bas dans la neige à moitié fondue. J'ai crié: «C'est beau, c'est beau, man! Pas de trouble. C'est un maudit vieux truck anyway!». Mais il était trop tard. Il avait vu. Ils avaient vu.

Ce soir-là, j'ai mangé du poisson pas mangeable.

Et j'ai compté. 169... 170. 171.

mercredi 17 février 2010

Conte minimaliste

Il était une fois un homme qui rangeait ses Tupperware.

Un plat Tupperware, carré de sa forme, lui dit: «Pourquoi nous ranger?», ce à quoi l'homme répondit: «Ta gueule, c'est moi l'humain, c'est moi qui décide. Toi, tu es un objet inanimé, alors, tu n'as qu'à subir et à te laisser ranger!».

Le Tupperware eut envie de sauter sur l'homme, pour le dévorer tout cru, question de lui montrer que les objets inanimés aussi peuvent décider, parfois.

Mais l'homme avait raison: les objets inanimés ne peuvent que subir le monde qui les entoure. Il se tut, à jamais. Mais tout carré qu'il était, jamais il ne se laissa s'imbriquer dans un plat rond. C'était là sa petite vengeance. L'homme avait beau tout essayer, jamais il ne réussit à imbriquer le plat carré dans le plat rond.

Ne dit-on pas qu'il n'y a pas de petites victoires? Les Tupperware vécurent heureux, jusqu'à la fin des temps.

mardi 16 février 2010

Conte moral

Une chanteuse populaire en avait assez de sa popularité. Se faire reconnaître dans la rue, à l'épicerie ou au St-Hubert BBQ, trop peu pour elle. Malheureusement, ne devient pas impopulaire qui veut. Elle avait quand même fait Star Académie. Souvent l'avait-on vue sur la couverture du 7 Jours. Les plus grands interviewers de la télé l'avaient rencontrée, dont Michel Jasmin. Ce n'était pas rien.

Pourtant, à force d'efforts monumentaux et avec une patience inouïe, au bout d'une longue période de réclusion, cachée des projecteurs, le Québec en entier finit par l'oublier. Ce fut la plus longue semaine de sa vie.

Enfin, elle pouvait s'aventurer au dépanneur sans se faire demander «S'il vous plaît, auriez vous de la petite monnaie?». Ce genre de phrases sournoises, évidemment prononcées que pour avoir accès à la star qu'elle était, elle n'aurait plus à les subir. On ne jugerais plus son choix de pain tranché, comme elle l'avait ressenti (elle l'aurait juré) pendant tant d'années.

Au bout de plusieurs mois (deux, en fait), une petite panique vint à naître au fond de sa pensée. En effet, être une grande vedette avait, elle devait l'avouer, ses bons côtés. Son nouveau statut était réconfortant, mais l'argent vint à manquer. Fini, les robes somptueuses à 75,00$ (et parfois plus), les repas gastronomiques (avec entrée, café et dessert) et les voitures de luxe. Après avoir vendu sa Sentra, elle dut se rendre à l'évidence: elle devait se trouver un travail.

Elle appela sa tante, qui était sa confidente, qui lui suggéra de faire comme elle: vendre du Tupperware. «Du Tupperware?», pensa-t-elle. Pourquoi pas?

Elle devint donc vendeuse de Tupperware. Au début, ce fut difficile. Les réunions. Les maigres commissions. Le sourire obligé en mangeant des sandwiches aux oeufs pas de croûte. Mais c'est qu'elle était persévérante, notre ancienne diva de la chanson! En très peu de temps, elle était devenue excellente vendeuse. Ses efforts constants furent récompensés. On la sacra «Meilleure vendeuse indépendante de Tupperware de la région Saguenay-Lac-St-Jean».

On fit même un article à propos d'elle dans le 7 Jours. On alla jusqu'à parler d'elle sur Canoe.ca. La consécration. C'était difficile à décrire, mais c'est comme si tout dans sa vie, à nouveau, convergeait.

Moralité? Nul n'échappe à son destin.

lundi 15 février 2010

Conte légendaire

On disait de lui qu'il pouvait arrêter le temps. On l'appelait Robert Bontemps.

Si une mère de famille venait à prendre du retard dans ses activités quotidiennes, elle appelait Robert Bontemps. D'un claquement de doigts, il arrêterait alors le temps. Tout le monde, alors, figeait. Tout le monde, sauf lui, Robert Bontemps. Il pourrait alors finir le repassage des draps, ranger l'armoire à Tupperware, préparer un bon repas chaud, mettre la table et, d'un autre claquement de doigts, faire en sorte que le temps poursuive sa course, juste à temps pour l'arrivée des enfants. La plupart du temps, on le récompensait généreusement, avec de l'argent ou une simple invitation à se joindre à table avec la famille.

Plusieurs n'hésitaient pas à faire appel à ses services: des policiers trop gras pour courir après les voleurs, des étudiants mal organisés la veille d'une remise de travaux importants, des femmes fatales qui sentaient le temps filer et leur maquillage loin d'être terminé. Avec le temps, Robert Bontemps avait donc appris une foule de métiers et avait perfectionné toutes sortes de techniques. Il était chanceux, au fond. Du temps, lui, il en avait! Si un jour, on lui demandait d'arrêter le temps afin de terminer quelconque activité, une fois le temps arrêté, Robert Bontemps prenait tout son temps.

Il devait terminer une lettre pressante dans une langue qu'il ne connaissait pas? Il prenait des jours, des mois, parfois, afin de bien la maîtriser en lisant tous les livres qu'il fallait. Il devait aider un pauvre abruti à s'habiller, en retard pour un rendez-vous galant? Il pouvait parcourir tous les magasins à la mode afin de trouver les vêtements parfaits, avant d'habiller, comme une grosse poupée immobile, le pauvre homme en quête de séduction.

Un jour, alors que le temps filait normalement, Robert Bontemps finit par le trouver long, le temps. Personne ne l'avait appelé depuis un bout de temps. Trop longtemps. Il trouva ça louche. Il claqua des doigts. Partout, tout le monde s'immobilisa. Il se mit à arpenter la ville, afin de trouver un indice qui expliquerait son manque soudain de popularité. Il entra partout, dans les maisons, dans les commerces, tentant de voir pourquoi tout le monde ne semblait plus prendre de retard, ni même pour une banale activité.

Après des jours de recherche: rien. Aucun indice ne clarifiait pourquoi on n'avait plus besoin de ses services. Il passa alors devant une maison très ancienne, à moitié délabrée. C'est là qu'il la vît, sur le perron: une vieille, vieille femme, qui se berçait tranquillement. Il lui dit:

- Vieille femme, comment peux-tu te bercer ainsi, puisque j'ai arrêté le temps?

La vieille femme répondit:

- Le temps? Tu ne l'as pas arrêté. C'est moi, qui l'ai fait. Tu croyais avoir un don, mais non. C'est moi qui l'ai. À toutes les fois, c'était moi. J'entendais ton claquement de doigts, avec mon oreille magique, et j'arrêtais le temps pour toi.

Robert n'en croyait pas ses oreilles, pas magiques du tout. Il demanda:

- Mais pourquoi, pourquoi?

La vieille eut un sourire narquois et répliqua:

- J'attendais que quelqu'un d'autre sois assez vieux pour moi. Maintenant, c'est fait. Embrasse-moi, fais-moi l'amour, fais-moi l'amour longtemps!

Depuis ce jour, le temps file, file.

Et les petites vieilles qui se bercent ont toujours un petit air cochon, non?

dimanche 14 février 2010

Conte absurde

Ça faisait déjà une douzaine de fois que je recommençais et jamais le résultat n'était probant. Alors, avec un long couteau plat, je grattais le gâteau pour en enlever tout le glaçage, que je jetais à la poubelle (à cause des miettes - je déteste quand les miettes du gâteau se retrouvent mélangées au glaçage) et je préparais une nouvelle quantité de glaçage. J'expérimentais. Parfois, j'ajoutais plus de sucre en poudre, parfois, je recherchais une texture plus molle en ajoutant un peu de jus de citron, parfois, je battais plus énergiquement afin de créer un effet moussant. Chaque technique avait du bon. Mais jamais ce n'était idéal. C'était peut-être une question d'étalage? J'ai mis à l'épreuve divers ustensiles: des spatules, des couteaux longs, des couteaux courts, des cuillères de bois, des sacs à douilles... Encore une fois, chaque nouvel outil proposait ses bons côtés et ses faces sombres. J'ai ensuite tenté des techniques plus risquées. Avec un rouleau à peinture, j'ai étendu une multitude de couches très minces de glaçage très liquide (l'effet n'était que peu convaincant). Perché en haut d'un escabeau, j'ai lancé le glaçage d'un coup, en le faisant tomber d'un gros gloup du bol de Tupperware (succès très moyen). J'ai essayé de tremper tout le gâteau dans une cuve immense pleine de glaçage (opération difficile, peu économique et franchement décevante - maudite gravité!). J'ai badigeonné mon chat et lui ai dit : «allez, minet, frotte-toi, frotte-toi» (surprenamment, ça s'est passé plutôt bien, mais les fameuses miettes m'apparaissaient très mélangées). Sur une forme identique à mon gâteau, préparée grâce à une technique de moulage impliquant entre autre matériaux de l'alginate, des bandelettes plâtrées, du silicone et une certaine patience, j'ai étalé grâce à un canon à neige, sous des températures de -5 Celsius, une glaçage, rigidifié par le froid afin d'y insérer le gâteau par la suite et de laisser ramollir ensuite à température pièce (l'effet granuleux était disgracieux). J'ai fait appel aux nouvelles technologies d'impression par sublimation, en remplaçant l'encre par une glace composée de glucose et d'une série d'autres ingrédients liquides (un désastre que je préfère ne pas décrire). J'ai donné le glaçage à manger au bébé de la voisine, le faisant régurgiter le tout au-dessus du gâteau (mais ce bébé, un vrai lâche, m'a laissé tomber avant d'attaquer les côtés). J'ai transféré, atome par atome, le glaçage du bol vers le gâteau, dans un environnement parfaitement stérile et isolé, employant des systèmes de pointe (le plutonium donnait une couleur verdâtre au glaçage et m'éloignait de l'effet recherché). J'étais découragé. J'ai regardé le gâteau, nu (c'est le gâteau qui était nu - en fait, moi aussi je l'étais, mais ce détail n'est pas réellement pertinent) et j'ai tenté une expérience ultime: me convaincre qu'il était glacé, mais sans réel glaçage. Au bout de plusieurs heures où je n'ai pas quitté des yeux le gâteau, je me suis mis à pleurer. Au travers d'une de mes larmes particulièrement visqueuse, le gâteau m'a bel et bien semblé parfaitement recouvert de glaçage. J'ai profité de ce court moment. Je me suis coupé un morceau. J'ai chanté «Bonne fête, Robert - Bonne fête, Robert». C'était beau! C'était beau!

Vraiment, vous auriez dû voir combien c'était beau.

samedi 13 février 2010

Conte d'avertissement

Gens de tous les pays, de toutes les races, de tous les âges et de toutes les croyances: ne prenez jamais le quotidien à la légère. C'est dans le quotidien que se trouve la clef qui nous permet de rester humain.

Un homme vivait seul dans un appartement épuré. À tous les dimanches, il cuisinait. Il préparait tous ses repas pour la semaine qui allait suivre. Plus jamais n'avait-il à se demander ce qu'il allait manger, son menu était tracé d'avance. Il en était très fier. Il préparait des quantités de mets: des viandes rôties, des fruits de mer en sauce, du poisson vapeur, des plats exotiques, du riz, des pâtes, des pommes de terre (parfois pilées, parfois bouillies, parfois au gratin), des légumes sautés, des légumes grillés, des légumes en purée, des salades, des vinaigrettes et même quelques desserts. Toute cette nourriture trouvait sa place dans une collection impressionnante de Tupperware et était rangée au réfrigérateur. Pendant la semaine qui suivait, il n'avait plus qu'à réchauffer ce qu'il désirait manger, au fur et à mesure.

Cette tâche dominicale devait bien lui prendre toute la journée. Au début, c'était un travail laborieux qui laissait sa cuisine dans un état lamentable. À la longue, cependant, il avait développé une routine parfaite. Pas une seule seconde n'était gaspillée. Pas une seule casserole n'était utilisée sans prévoir un emploi multiple et graduel. Par exemple, il s'était rendu compte que les cuissons vapeur devaient précéder les cuissons en sauce, afin de réutiliser la casserole sans avoir à la récurer inutilement. Les tasses à mesurer servaient d'abord aux ingrédients secs, comme le riz, jamais avec de fâcheuses matières collantes en premier, comme le miel. Les couteaux passaient des légumes vers les fruits, pour terminer avec les viandes. La vaisselle se faisait à la toute fin, en un tournemain! C'aurait été un vrai spectacle de le voir travailler, mais comme il vivait seul, il était son seul et unique spectateur, ébahi devant tant d'organisation.

Par un bon lundi soir, où il s'apprêtait à réchauffer son fameux boeuf strogonoff, accompagné de haricots verts au beurre et de tagliatelles, voilà qu'on frappe à sa porte. Comme il n'attend personne, il est d'abord surpris, mais aussi intrigué. Il regarde à travers le judas et aperçoit une fillette toute de rouge vêtue. Il décide d'ouvrir.

- Bonjour, je suis une pauvre fillette perdue. J'étais en route vers la maison de ma grand-mère, mais lorsque j'ai senti une présence tapie dans l'ombre, j'ai eu tellement peur que j'ai dû choisir un chemin que je ne connaissais pas. Ce chemin m'a mené jusqu'à vous. Si seulement vous pouviez m'héberger quelques temps, le temps que je contacte ma maman...

L'homme ne s'attendrit pas facilement, mais finit par céder. Il fait entrer la fillette, qui laisse des traces de boues partout sur son plancher en explorant les lieux. La fillette semble être parfaitement à son aise chez l'homme. Elle dit:

-J'ai faim. Vous n'auriez pas un petit quelque chose à me donner, que je pourrais me mettre sous la dent?

L'homme est pris au dépourvu. Il n'est pas question que cette petite impolie bousille sa belle planification alimentaire hebdomadaire. Il dit à l'enfant qu'il ne lui reste rien, absolument rien. Mais la fillette, avec un sans-gêne désarmant, ouvre le réfrigérateur et découvre les contenants bien remplis.

-Et tout ça, c'est quoi?

L'homme n'a pas le temps de répondre que cette jeune fille ouvre déjà tous les plats qui lui tombent sous la main. À une vitesse phénoménale, elle grignote le veau parmigianna du vendredi, mange les légumes du samedi, dévore le dessert du mardi. L'homme n'en croit pas ses yeux. Avant même qu'il ne puisse réagir, sa semaine de repas est dispersée, entamée, engloutie. Il saisit vivement la fillette par le bras. Elle hurle à tue tête. Il l'assoit sur le comptoir de la cuisine, pour la gronder, lui dire que ce ne sont pas des choses qui se font. La petite ne veut rien entendre. Elle crie de sa petite voix stridente. L'homme pousse la fillette sur la planche à découper. Il empoigne un couteau et l'enfonce dans la gorge de l'enfant qui se débat toujours, mais sans voix. Le sang pisse partout. Il découpe la fillette en morceaux, en fait des tranches, des filets, des cubes à ragoût, il apprête minutieusement cette visiteuse effrontée. Pendant toute la soirée, il cuisine. Toute la nuit, même. Il récupère les contenants vidés par cette enfant et les remplit de préparations diverses, toutes à base de la viande de cette dernière.

Au lever du jour, l'homme est épuisé, mais satisfait. Son réfrigérateur est à nouveau rempli. Il pourra donc affronter la semaine sans trop d'angoisse, au moins jusqu'au dimanche suivant.

C'est ce dimanche, tôt le matin, qu'à nouveau on frappe à la porte. À travers le judas, l'homme voit deux hommes baraqués, en uniformes de policier. Le destin a parlé.

L'homme se dit: «Miam, miam, avec ces deux-là, j'en aurai au moins jusqu'au mois prochain».

vendredi 12 février 2010

Conte du diable

Il avait toujours été un homme sage. Jamais il n'arrivait en retard. Jamais il ne sortait mal rasé, décoiffé ou mal vêtu. Sa conduite était irréprochable. C'était tout ce qu'on lui reprochait, d'ailleurs.

À tous les jours, sa routine était identique: lever de bonne heure, toilette du matin, petit déjeuner équilibré, départ à pieds pour le travail, pause midi composée d'exercices et d'un repas sain bien rangé dans un Tupperware, retour vers la maison à pieds toujours à la même heure, préparation d'un autre repas équilibré, lecture variée mais classique, coucher permettant une nuit de neuf heures précisément. Il n'y avait que peu de place aux imprévus, mais l'homme arrivait toujours à insérer quelque obligation ménagère, à dépanner un voisin ou à penser aux anniversaires de tout le monde de son entourage. La nuit, son sommeil était profond et ses rêves, décents.

Un matin, notre homme se réveille en sursaut. Quelqu'un, ou quelque chose, semble se cacher dans la noirceur d'un coin de sa chambre. Une voix rauque lui dit: «Aujourd'hui, c'en est fini pour toi. En fait, je veux t'offrir une chance unique, mais qui changera ta vie à jamais».

L'homme se frotte les yeux, n'en revient pas. Il ouvre la bouche, mais n'arrive pas à répondre. La voix dans l'ombre poursuit: «Deviens mon disciple et tout ce que tu connais disparaîtra. Par contre, tu connaîtras des plaisirs uniques et infinis». L'homme pense à la journée qui l'attend. Le travail, la vie tranquille, le cycle sans surprise de son existence. Il n'en croit pas ses propres oreilles, mais il s'entend répondre: «C'est bon. Je suis ton disciple, à jamais. Je veux dire adieu à la vie telle que je la connais et découvrir les joies que tu proposes».

Dans l'ombre, la créature à la voix mystérieuse n'en revient pas. Jamais un nouveau disciple n'a répondu si promptement à son appel. La créature s'avance. L'homme la voit enfin. Blanche et diaphane, elle se meut avec grâce. Ses bras sont longs et fins, ses yeux clairs sont doux, sa peau nue est lisse. Des ailes, semblables à celles d'une colombe, ornent son dos en battant gentiment.

L'homme lui demande: «Mais qui es-tu?». La créature répond: «Un ange de bonté et de bonheur, venu du ciel». L'homme se lève et dit alors:

- Enchanté. Moi, je suis le diable.

jeudi 11 février 2010

Conte de sagesse

Toute bonne chose a une fin. Cette fin, c'était ce jour-là qu'elle allait arriver. Le monde, c'est vrai, avait somme toute été une belle expérience, mais ce jour-là, c'en serait la fin. La fin du monde.

Cette finale, tout le monde, au fond, l'avait attendue depuis longtemps. Des savants en avaient discutée. Des prophètes l'avaient annoncée. Des peuples entiers avaient même tenté d'en prédire le moment précis. Bien sûr, le monde n'allait pas finir en satisfaisant toutes ces prédictions. Le monde n'aurait jamais supporté d'être si prévisible.

Ce n'est donc qu'au dernier moment que le monde a montré des signes que sa fin était proche. Ces signes, par contre, pas moyen de les ignorer. Des tornades, des tremblements de terre, des raz de marée, des orages électriques, des tempêtes de verglas, de sable et de grêle se sont produits, tous en même temps, quelques heures seulement avant le tout dernier moment. Pendant cette courte période où les désastres faisaient rage partout, absolument partout, il était déjà trop tard pour bien faire. Nul besoin de faire des provisions (de toutes façons, personne n'aurait voulu travailler dans les épiceries, ou n'importe où d'autre, en fait), nul besoin de trouver un moyen de se sauver (qui aurait cru bon perdre ses derniers moments à manoeuvrer un quelconque vaisseau?), nul besoin de faire ses adieux (c'est ceux qui partent qui doivent dire adieu, pas ceux qui restent, mais quand personne ne reste...).

Tout le monde a attendu, sans aucune panique. Une continuait son repassage. Un autre pliait sa brassée de blanc. Celle-là classait ses Tupperware. Celui-ci regardait des échantillons de peinture pour sa salle de bain. Certains dormaient. D'autres se branlaient. On voyait même des gens en train de ne rien faire du tout. Aucune pensée, aucune prière, aucun regret.

Le dernier moment a été banal. Une seconde avant, il y avait le monde. La seconde suivante, tout avait disparu. Partout, le vide. Du rien à la grandeur de l'univers. Étrangement, pas même de noir, mais une couleur inconnue.

Que jamais personne ne verrait.

mercredi 10 février 2010

Conte énumératif

En route vers sa maison, Robert marchait d'un pas rapide et régulier. Tout le village, il devait traverser. Chemin faisant, il crut bon s'arrêter chez la boulangère, pour acheter des gâteaux. La boulangère, toute heureuse de voir Robert arriver, lui fit un beau sourire. «Voulez-vous vos gâteaux dans un sac ou dans une boîte?», lui dit-elle. «Dans une boîte», répondit-il. Aussitôt dit, aussitôt fait: une boîte pour Monsieur s'il vous plaît.

Robert continua son trajet, du même pas rapide et régulier. Tout le village, il devait traverser. Au coin d'une petite rue tranquille, il vît une vitrine. Une vitrine si jolie qu'il ne put s'empêcher d'entrer dans la petite boutique, où toutes sortes de chapeaux étaient vendus. Le commis, fier de sa marchandise, s'adressa à Robert: «Ils sont beaux, mes chapeaux, non? N'est-ce pas qu'ils sont beaux?», ce à quoi Robert répondit: «Oui, en effet!». Il ne put s'empêcher d'essayer le plus joli, celui avec un ruban rouge sur fond gris. Comme le chapeau lui allait à merveille, il s'empressa de l'acheter. «Dans une boîte, j'imagine?», demanda le commis. «Pourquoi pas?», répondit Robert. Aussitôt dit, aussitôt fait: une boîte pour Monsieur s'il vous plaît.

En sortant de la boutique, d'un pas rapide et régulier, Robert se rendit compte qu'il ne lui restait plus de papier à lettres. Justement, la papeterie était là, devant lui. Il poussa la porte et fut accueilli froidement par un vieil homme poussiéreux qui lui dit: «On peut vous aider?». «Bien sur, vous le pouvez. Je recherche, pour écrire, du papier», répondit Robert. Le vieil homme demanda: «Un carnet, un cahier, écrire quoi? Des factures, des mémos, des notes sténographiées?». «Donnez moi cette boîte de papier blanc cassé», dit sèchement Robert. Aussitôt dit, aussitôt fait: une boîte pour Monsieur s'il vous plaît.

Robert était de plus en plus pressé. De son pas rapide et régulier, il traversa la rue pour se rendre chez lui, quand soudain, parut devant lui un mendiant qui lui dit: «La charité, je n'ai rien à manger, aidez-moi, je vous prie, voulez-vous bien m'aider?», ce à quoi Robert rétorqua: «Je n'ai rien à donner, partez donc travailler! De mon chemin, voulez-vous vous tasser?». Le mendiant insista. Robert se mit en colère. De son poing, il frappa le pauvre homme, qui s'écroula par terre. En tombant, il laissa s'échapper de ses mains sa vieille boîte de métal toute rouillée qu'il tenait pour recueillir des offrandes. Robert s'en saisit et termina sa lutte d'un coup de pied bien choisi. Aussitôt dit, aussitôt fait: une boîte pour Monsieur s'il vous plaît.

Agacé, Robert avançait de son pas rapide et régulier. «Je voudrais me calmer», pensa-t-il, et entra dans un bar avec ses bras chargés. Le tenancier ne semblait pas sympathique, frustré même de voir son commerce si vide. «Qu'est-ce que vous me voulez?», grogna-t-il, ce à quoi Robert ne sut pas quoi répondre. Furieux, il fouilla dans sa poche et sortit un pistolet, puis tira en plein dans le crâne du tenancier qui n'eut pas même la chance de se rendre compte de ce qu'il lui arrivait. Mais Robert avait soif, alors il sauta par-dessus le comptoir et s'enfuit avec une boîte de carton remplie de bouteilles pleines. Aussitôt dit, aussitôt fait: une boîte pour Monsieur s'il vous plaît.

Les bras chargés de ses boîtes, Robert, de son pas rapide et régulier, avançait, avançait. Au passage, tous les passants il frappait. La vieille dame, le bébé, la femme enceinte, le pauvre handicapé. Il ne semblait même plus les voir. Il fonçait, comme une bête féroce, attrapant au passage tout ce qui lui plaisait: la boîte de biscuits, la boîte de lait, la boîte de couches, la boîte de crayons que le pauvre homme vendait. Aussitôt dit, aussitôt fait: plein de boîtes pour Monsieur s'il vous plaît.

Enfin Robert arrivait bien chez lui. De son pas rapide et régulier, il monta deux par deux les marches de l'escalier. Il poussa la porte et entra, déposa toutes ses boîtes parmi les milliers qui s'y trouvaient déjà. Il referma la porte et sourit. «Quelle belle journée», qu'il se dit. Avant longtemps, tout sourire, il se coucha, s'endormit, entre ses boîtes, bien enfoui. Aussitôt qu'il s'endormit, déjà à d'autres boîtes, il rêvait. Aussitôt dit, aussitôt fait: que des boîtes, que des boîtes, s'il vous plaît.

mardi 9 février 2010

Conte de fées

J'étais au bord du précipice. Devant moi, le vide, infini, qui m'appelait. J'ai regardé vers le bas. Rien. J'ai crié: «You-hou». Rien. Pas même d'écho. J'ai eu envie de me retourner, afin de regarder derrière moi. J'ai hésité. Je n'avais tout de même pas fait tout ce trajet pour rien, alors, j'ai résisté. J'ai fermé les yeux. J'ai pris une grande respiration. J'ai fait un pas vers l'avant, puis un autre. La sensation initiale de ma chute m'a surpris. Ce n'était pas du tout comme je l'avais imaginé. Aucun haut le coeur. Pas la moindre brise vers le haut pour m'indiquer la vitesse de ma chute. Où était cette impression vertigineuse que j'avais tant de fois imaginée? C'était donc cela, tomber? Quelle déception.

J'ai pensé: «toute ma vie, j'ai tellement été déçu par tout, c'est même l'accumulation de toutes ces déceptions qui m'a mené jusqu'ici, mais cette déception-là, vraiment, c'est le bouquet!». J'ai attendu quelques instants, me disant qu'encore une fois peut-être manquais-je de patience, de persévérance et que ce n'était qu'une question de temps. La chute allait bien se faire sentir. Tout mon corps était en attente. Jamais je n'avais été autant conscient de mon corps, de toute mon existence. Je ressentais tout: mes cheveux immobiles, mes organes internes, ma peau en contact avec les molécules environnantes, le flux de tous ces liquides qui voyagent à vive allure à l'intérieur de nos corps. Soudain, j'ai ressenti un léger picotement, sous mes pieds nus. C'était doux, mais troublant. Le picotement a fait place à une pression, de plus en plus forte. J'ai entendu une voix, toute menue et essoufflée, qui semblait provenir de mes orteils.

- Je suis là. Tu peux me regarder, si tu veux.

J'ai ouvert les yeux. Devant moi, le vide n'avait pas bougé. Sous mes pieds, le vide n'avait pas bougé. D'entre mes orteils, je l'ai vue. Elle ne devait bien mesurer pas plus de vingt centimètres. Elle portait une petite robe légère et fluide, comme tissée de vapeur d'eau, qui laissait voir sa peau lisse, pâle et bleutée. De petites ailes, qui battaient à toute vitesse, comme celles d'un colibri, semblaient sortir de ses flancs, un peu vers l'arrière, sous ses bras fins qui me tenaient comme ils pouvaient. Ses yeux vifs me jetèrent un regard tendre.

- Tu as bien failli tomber, je le crains.

J'ai répondu, spontanément, d'une voix forte et agacée qui contrastait avec celle qui venait de parvenir à mes oreilles:

- Je voulais tomber. Mais ça ne tombe pas. À cause de toi. Tu gâches tout.

- Je ne fais que mon devoir. Mon nom est Tupperware. Je suis une fée. Les fées sont partout et protègent ceux qui en ont besoin.

- Une fée? Moi, je ne crois pas aux fées. Ce ne sont que des sornettes.

- Pourtant, tu me vois. Je suis ici, avec toi. Je te retiens dans ta chute. Maintenant, retourne-toi et reviens sur tes pas.

Cette petite créature commençait à me casser les pieds sincèrement avec ses phrases toutes faites. Qui était-elle pour décider que moi, j'avais besoin de l'aide d'une fée? J'ai tenté de l'écraser avec mes pieds. Le vide sous moi ne permettait pas cette opération. J'ai secoué, afin de m'en débarrasser, mais la petite était entêtée et s'agrippait comme une sangsue et ne se lassait pas de battre des ailes. Elle continuait à me lancer des mots qui se voulaient rassurants, de sa petite voix flûtée. Elle commençait à m'énerver sérieusement. Je lui ai crié:

- Lâche-moi, sale créature de merde!

Je me suis penché et j'ai essayé de l'arracher à la plante de mes pieds. Ses petits doigts s'enfonçaient de plus en plus dans ma peau. Elle résistait farouchement, mais tout en gardant sa bonne humeur. Sa voix était de plus en plus calme, même. Comble de tout, elle s'est mise à chanter une berceuse. Son chant disait:

- Je suis une fée. Tu as besoin de moi.

C'était la goutte qui faisait déborder le vase.

- Tu vas voir si j'ai besoin de toi, saleté!

D'un coup sec, j'ai pris ses petites ailes entre mes doigts et je les ai arrachées.

La chute fut immédiate. Entraînée avec moi dans cette chute dans le vide, elle a continué à chanter. Elle a chanté, chanté, chanté. Jamais nous n'avons touché au fond.

lundi 8 février 2010

Conte satirique

En ce temps-là, la race humaine cherchait toujours à accumuler des objets, le plus grand nombre d'objets. En ce temps-là, les objets étaient réels, tangibles. Chacun avait sa fonction: des objets pour manger, des objets pour se déplacer, des objets pour construire, des objets pour écrire, des objets pour penser...

Un jeune homme de 75 ans (à cette époque, il aurait en fait été considéré vieux) travaillait (notion trop difficile à expliquer ici en peu de mots) dans une boutique d'antiquités. Attardons-nous d'abord à cette notion particulièrement étrange, bien que typique de cette période reculée, qu'est la «boutique». Une boutique était un endroit, un lieu physique, où des gens qui s'y déplaçaient (physiquement) pouvaient se procurer, pour «acheter» des choses (des objets tangibles qui étaient «vendus») en échange d'un paiement (soit, le don d'une chose sans valeur nommée «argent» qu'on accumulait à mesure d'efforts divers récompensés, souvent liés au concept susmentionné de «travail»). Ces choses, qu'on avait habitude de rechercher en vue d'une accumulation, étaient alors transportées (physiquement) jusqu'au lieu de résidence des humains (nommés à cette époque «maisons») afin que ces humains puissent en faire un quelconque usage. Des «antiquités», concept encore plus difficile à imaginer (lisez bien attentivement) étaient en fait des choses physiques achetées, puis transportées, puis oubliées (ou jetées), revendues à des «antiquaires» (suivez bien, s'il vous plaît) qui, eux-mêmes les revendraient à nouveau à de nouveaux êtres humains. Ça paraît absurde, mais comment juger la candeur de cette époque lointaine?

Or, cet homme (nous entendons ici par «homme» un être humain de sexe hétérogamétique) travaillait dans une boutique d'antiquités spécialisée en objets des années 50, 60 et 70 (c'était le nom alors donné aux années que nous situons maintenant entre -248.2 et -245.2). Les objets typiques de cette époque étaient reconnus pour leurs couleurs voyantes (excluant les couleurs infrarouges ou ultra-violettes si courantes de nos jours), leur apparence futuriste (par «futur», ces populations primitives entendaient ce que nous appelons la période pré-néo-historique) et leurs matières variées (dont le plastique, seule matière qui nous soit maintenant connue - mais cela, bien entendu, ne demande aucune précision). Dans sa boutique, cet homme s'ennuyait à force d'attendre (nous avons bien peur d'avoir à encore alourdir ce conte du rappel que le temps était à cette époque compris de manière linéaire, dite «chronologique» - bref, «attendre» n'était pas une activité prisée, mais vue comme désagréable) que des clients (les humains en quête «d'acheter») se présentent physiquement dans sa boutique.

Un autre homme, nommé Robert, se présenta enfin. Il dit à l'antiquaire: «Bonjour!» (les activités humaines se groupaient souvent pendant cette période comprise entre 500 heures et 750 heures - l'heure métrique n'était par contre pas encore en vogue), ce à quoi, fidèle à la tradition de l'époque, l'antiquaire répondit lui aussi: «Bonjour». Robert poursuivit: «Je suis à la recherche de Tupperware». «Bien sûr, mon petit monsieur», rétorqua l'antiquaire en pointant dans la section appropriée.

Là, se trouvaient de multiples contenants Tupperware, dont certains possédaient même toujours leurs couvercles. Notons que l'utilisation du Tupperware était alors reléguée à certains aspects pratiques de la vie courante, et non à l'adoration divine que nous connaissons aujourd'hui. Or, les couvercles étaient fort prisés (ce qui explique, selon plusieurs chercheurs contemporains, la rareté des spécimens qui nous sont parvenus), rendant possible la conservation de la fraîcheur des aliments, entre autres fonctions (spécifions ici que les «aliments» étaient en ces temps reculés consommés par la bouche, mastiqués puis avalés avant d'être digérés). Robert choisit donc une série de contenants et paya l'antiquaire afin de quitter les lieux avec sa nouvelle collection dans un sac de plastique.

L'antiquaire fut surpris de la rapidité de l'échange. Il compta l'argent et découvrit une somme bien supérieure à celle qu'il avait requise, ce qui le rendit fort heureux (être «heureux» n'était pas chose usuelle)...

Robert revint chez lui, au début de notre ère, avec son Tupperware. Eh, oui: «Notre Tupperware». Ce Robert, vous l'aurez compris, est celui que nous appelons maintenant «Notre Sauveur», le seul être humain à avoir survécu à un si long voyage temporel; celui sans qui nos vies seraient si vides de sens.

La suite de l'histoire, bien sûr, vous la connaissez parfaitement...