dimanche 31 octobre 2010

Robert et les morts vivants

Il faisait froid, ce matin-là. Robert, à son réveil, dut augmenter la température du plancher chauffant de la salle de bain. Au bout de quelques minutes, sous ses pieds, les tuiles de céramique noires dégageaient déjà une bienfaisante chaleur. Robert put donc faire sa toilette du matin bien réconforté par son plancher, qu'il aimait tant. Il ne trouva pas sa brosse à dents, mais se dit qu'il méritait bien d'en déballer une nouvelle. Il en retira une du tiroir où il gardait ses brosses de rechange, bien rangées côte à côte comme dans un magasin.

Puis il s'habilla chaudement, et commença à préparer son petit déjeuner. Il voulut faire une omelette, mais au moment où il voulut verser un nuage de lait dans sa préparation afin de la rendre plus duveteuse, il se rendit compte que le contenant de lait avait été rangé vide au réfrigérateur. «Étrange», se dit-il. En effet, ce genre de distraction, ce n'était pas son genre.

Il décida donc d'aller au petit marché du coin afin d'acheter du lait. Il ouvrit la porte du placard d'entrée, pour y chercher son manteau noir Jack & Jones, celui qui était trop chaud pour une journée normale d'automne, mais pas assez pour une journée d'hiver. Il serait juste parfait pour cette calme journée d'automne, fraîche et grise. Ce manteau noir était facile à repérer. Il plaçait toujours les manteaux en camaïeu décroissant, du noir au blanc. Si plusieurs manteaux étaient de la même couleur, c'était le degré d'épaisseur qui dictait l'ordre. Bref, à gauche, vers le milieu de la section des manteaux noirs, se trouverait ce manteau idéal, qu'il ne pouvait pas porter bien plus souvent qu'une dizaine de jours par année. Cependant, lorsqu'il tendit la main vers l'endroit approprié, il ne trouva pas le manteau. Il dut parcourir toute la gamme de coloris pour enfin trouver son manteau camouflé entre un parka vert armée et un coupe-vent vert bouteille. «Très étrange», pensa-t-il. Pourquoi ce manteau s'était-il retrouvé là?

Il descendit dans la rue. Dehors, le matin brumeux ne laissait voir aucune âme qui vive. Les trottoirs étaient déserts, les rues comme arrêtées dans le temps. Arrivé devant le marché du coin, il observa une petite pancarte écrite à la main: «De retour dans 5 minute». Sans «s». Comme il n'avait vraiment pas envie d'attendre le retour de ce dernier de classe, il entreprit d'aller au marché qui se trouvait un peu plus loin, de l'autre côté du pont.

En marchant, seul le bruit de ses pas brisait le silence qui régnait sur son quartier. Il passa sous le pont, où aucune voiture ne roulait. Il entra enfin dans ce petit marché qu'il ne fréquentait normalement jamais. Il le trouvait sombre, sale, lugubre. Il parcourut l'allée centrale, afin d'atteindre le comptoir réfrigéré, tout au fond, qu'il détecta au vrombissement de son moteur de système de réfrigération.

Devant les portes vitrées, s'étalaient devant lui contenants divers, poussiéreux et au design graphique qui semblait avoir été créé des décennies plus tôt. Il repéra la section des produits laitiers. Les contenants de lait ne se trouvaient pas à la hauteur des yeux, comme il se devait, mais plutôt sur la tablette du bas, près du plancher de tuiles collantes et affichant une mine négligée. Il se pencha, ouvrit la porte. «10 - 31 - 78», que c'était écrit sous l'inscription «meilleur avant» du litre de lait qu'il choisit. 78? Ce chiffre ne pouvait être le jour, encore moins le mois. Il conclut donc qu'il s'agissait de l'année. 78. Comme dans 1978? Il brassa le contenant. À l'intérieur, de probables grumeaux faisaient un bruit sourd de vagues gluantes. Sans hésiter, il reposa le contenant sur la tablette, referma la porte vitrée et se retourna pour quitter ce commerce indigne.

«On peut vous aider?», dit alors une voix rauque. Il leva les yeux. Une femme en décomposition le regardait, du seul oeil qui lui restait. Robert figea, glacé d'effroi. «Il n'est pas assez bon pour vous, mon lait?», ajouta la femme, d'un ton hautain qui contrastait avec son look franchement négligé. «Non, non... Il est parfait, votre lait. C'est juste que...», répondit Robert en bégayant. Alors, il poussa tout le contenu d'une tablette remplie de nourriture pour chiens sur la femme, la jetant au sol, et prit la fuite.

On lui bloqua aussitôt le passage. Il fit face à une bande de créatures vaguement humaines, qui le dévisageaient en bavant. Prenant son courage à deux mains, il lança: «Mais, qui êtes-vous?». Le plus décomposé, un homme d'âge mûr qui ne savait définitivement pas comment agencer ses vêtements, lui répondit: «Nous vivons partout autour de toi. Nous sommes les morts vivants. Nous nous cachons partout. Nous voulons te manger.»

Tous se jetèrent sur Robert. Ce dernier tenta de se réveiller, croyant à un cauchemar. Mais non. Ce n'était pas un rêve.

Des lambeaux et des miettes de Robert traînèrent sur le sol froid du petit commerce. Le sang cailla rapidement.

Chez Robert, sur le comptoir, des oeufs battus attendirent un nuage de lait en desséchant lentement, lentement.

samedi 30 octobre 2010

Robert à la page

Robert avait une relation particulière avec la mode. Il aurait aimé ne pas aimer, mais, au fond, il aimait. Cela l'entraînait à suivre les modes, mais d'une manière décalée. Il aurait aimé être en constante avance sur son temps et s'en vantait dès qu'il en avait l'occasion, mais il lui arrivait aussi de rester accroché à certaines vagues, ce qui ne faisait pas particulièrement de lui un exemple d'air du temps. Il fallait voir sa garde-robe pour bien comprendre.

Par exemple, il s'était procuré une chemise western bien avant la sortie du film Brokeback Mountain, il y a de ça quelques années. Il s'était senti à cette époque en avance sur son temps. Il s'enorgueillissait alors d'avoir été un genre de précurseur, de visionnaire. La mode? Il la pressentait tant il avait de goût! Ce n'était, la plupart du temps, bien sûr, qu'un heureux hasard. Plusieurs années après la sortie de ce film marquant pour lui vestimentairement parlant, il portait toujours régulièrement ce genre de chemise et en achetait dès qu'il en trouvait, bien que cette mode soit maintenant vue comme dépassée. Alors, il se disait fier de ne pas se soucier des modes, qu'il était un être unique, libre penseur. Étrangement, c'est plutôt pendant cette courte période où les chemises western étaient effectivement en vogue qu'il n'osait pas porter les siennes. Suivre les modes, lui? Jamais.

Robert était donc à la fois victime de la mode sans ne jamais être complètement dans le coup.

Avec sa décoration intérieure, c'était pareil. Un des premiers à avoir osé le gris, il s'empressa de tout repeindre en rouge dès que cette couleur s'était retrouvée sur toutes les pages des magazines de décoration qu'il aimait tant (un amour teinté de dédain, bien entendu). Il y reviendrait, un jour, alors que cette couleur serait vue comme démodée. Bien sûr, il savait bien que le gris reviendrait bien un jour, plus tard. Il se verrait donc non pas comme un nostalgique, mais bien comme un être définitivement en avance sur son temps.

Robert savait que la mode n'était qu'une invention faite pour pousser l'être humain moderne à consommer. Pour cette raison, il se disait contre. Mais ces paroles ne l'empêchaient jamais d'acheter, d'acheter et d'acheter encore. Il pouvait toujours se convaincre que de consommer avec excès, chose de plus en plus mal vue étant donné la vague environnementaliste qui sévissait dans le monde, n'était pas un signe de passéisme, mais bien d'un futurisme raffiné. Le discours environnemental n'allait tout de même pas rester à la page ad vitam aeternam, se disait-il. Comme toute chose est cyclique, il se confortait en croyant fermement que sa façon effrénée de consommer allait un jour redevenir bien vue. Il pourrait dire alors: «Moi, je consomme comme un déchaîné depuis bien avant que ce soit la chose à faire!», tout fier. Il ralentirait alors probablement son rythme de consommation, parlerait de recyclage, de forêts dévastées, alors que ces sujets ne seraient plus que vestiges d'un temps passé.

Pouvait-on donc dire de Robert qu'il était à la page? Oui, mais à la page précédente et à la page suivante d'un livre dont la fin mène inlassablement au début, encore et encore.

Oui, Robert était «off». Souvent. Mais il savait bien qu'un jour, on dirait que «off is the new on». Du moins, il l'espérait.

vendredi 29 octobre 2010

Robert dans le jardin

Robert aimait beaucoup le gazon, mais les cailloux, plus encore.

Robert était un grand amoureux de la nature.

Ah, oui: Robert aimait aussi énormément un jardin éclairé de lumières encastrées dans le sol et bordé de bornes de béton.

Robert, en fait, aimait la nature, mais vraiment bien contenue.

jeudi 28 octobre 2010

mercredi 27 octobre 2010

Robert à l'aéroport

Robert adorait voyager, mais trouvait, vraiment, que l'étape la plus pénible était celle se déroulant à l'aéroport.

Le pire, à l'aéroport, pour Robert, ce n'était pas l'attente. Non. Il aimait bien, même, être forcé à rester assis sans activité. Il trouvait que c'était une excellente façon de commencer un voyage, en fait. C'était un luxe qu'il n'osait jamais s'offrir à moins d'y être obligé. Ce n'était pas non plus le rituel répétitif lié aux fouilles, aux questions, aux douanes, aux secondes fouilles, aux souliers enlevés (ce moment était en fait un de ses favoris - quel joie d'être en chaussettes dans un endroit public!), aux files d'attentes, aux vérifications de bagages, aux troisièmes fouilles... Ce rituel, en fait, il s'en accommodait très bien. S'il avait été responsable d'un aéroport, il aurait sans doute imposé lui aussi un rituel, avec des files, des lignes jaunes et des agents en uniformes. Enfin, un endroit faisait preuve d'un peu d'organisation!

Non. Ce qu'il n'aimait vraiment pas de l'aéroport, c'était la piètre qualité du design.

Les fauteuils à motifs (afin de camoufler les éventuelles fuites urinaires ou autres accidents salissants), les tapis horribles, les plafonds mal recouverts de matériaux de bas étages, l'éclairage impardonnable, les boutiques clinquantes, les fenêtres immenses donnant presque exclusivement sur des vues insignifiantes, les machines distributrices désuètes, les panneaux d'affichage sans originalité: il ne pouvait en supporter la vue. «Pourquoi un lieu relié à une activité si excitante nous baigne-t-il dans cette atmosphère si morne?», se disait-il. En effet, pourquoi tant de violence visuelle?

Mais il y avait pire. Lorsqu'un supposé designer avait créé une quelconque oeuvre ou quelque accessoire stylé, à chaque fois, c'était un échec. C'était kitsch. C'était démodé. Ça avait été pensé pour plaire à un maximum de gens. Bref, c'était raté. «Il n'y a rien de pire que la laideur d'une chose qui a été conçue pour être belle, mais qui n'arrive qu'à faire grimacer», pensait-il.

Pourtant, quelques fois par année, Robert voyageait. Il subissait ces lieux, faisant preuve de degrés variés d'horreur (selon les pays) et attendait.

Il lui restait toujours l'option de se fermer les yeux.

mardi 26 octobre 2010

Robert dans la rue

Robert, après avoir mangé un souper un peu trop riche, voulut prendre un peu d'air. Il descendit dans la rue et se mit à marcher. D'abord, il marcha paisiblement, respirant l'air humide de cette soirée d'octobre. Il regardait au loin; nulle part, en fait.

C'est alors que son regard se précisa. Il se mit à regarder la ville autour de lui. Plutôt: il se mit à observer chaque détail, séparément. Tous ces éléments composaient donc cette ville qu'il habitait? Il les encadra mentalement, individuellement, les plaçant hors de leur contexte. Il vit une porte d'entrée à la peinture écaillée, une voiture rouillée, un mur de brique ébréché, des sacs de poubelles éventrés, une paroi couverte de graffitis, une boite électrique trop en évidence sur une façade, des ordures mêlées aux feuilles mortes, un écriteau nous avertissant qu'«ICI, VOUS SEREZ REMORQUEZ DANS 10 MINUTES» de ses belles lettres non pas tracées à la main mais imprimées. Et tant d'autres choses. Il considéra chacun de ces petits tableaux et, franchement, les trouva laids.

«C'est affreux, Montréal, ça n'a pas d'allure!», pensa-t-il.

Il baissa son regard, afin d'éviter ces portraits hideux. Mais au sol, c'était pire. «Je ne peux pas croire qu'en 2010, on n'ait pas encore trouvé de matières plus résistantes, plus dignes de nous», se dit-il, presque en colère. En effet, partout, le sol était lézardé, fendillé. L'asphalte des rues, c'était une vraie honte. Les trottoirs n'affichaient pas meilleure mine. Il marcha d'un pas plus prudent, tentant d'éviter de mettre les pieds sur les nombreuses fissures. N'y avait-il pas des solutions à ce grave problème?

Il en trouva. Les rues se devaient-elles réellement d'être pavées d'asphalte et les trottoirs de ce ciment de mauvaise qualité? Tant de matières existaient pourtant et remplaceraient avantageusement ces matériaux fragiles et quasi préhistoriques! Il se mit à imaginer de belles rues neuves et droites, pavées de granit noir, d'aluminium brossé, de plastique. De beaux trottoirs bien lisses en silicone, en acier inoxydable, en Tupperware... Mais il revint vite à la réalité.

«Pourquoi tant d'horreur dans notre monde!?», hurla-t-il.

Une vieille dame se promenant avec son chien (un Jack Russel) le dévisagea. Elle portait un foulard froissé autour de son maigre cou, tout plissé. Son visage ridé était pareil aux rues: une preuve vivante que le corps humain n'était pas fabriqué des matières idéales.

«Pourquoi?», Robert se demanda-t-il.

Pourquoi?

lundi 25 octobre 2010

Le désordre des transitions

Mon tiroir à épices souffre. L'ordre alphabétique s'est détérioré. Le cumin a perdu son voisin curcuma, rendu je ne sais où. Et je ne m'en plains pas.

C'est fou, hein, mais sans une pratique constante, on n'arrive plus à se plaindre de tiroirs mal classés ou des forêts remplies d'arbres pas foutus d'être tous de la même hauteur. On perd la main. Depuis quelques temps, je m'inquiète. Ça m'inquiète de moins en moins quand mes t-shirts ne forment pas une pile régulière dans un camaïeu décroissant. Dans mon portefeuille, je pense que j'ai un 20$ pas du bon bord. Il y a plein de fils de branchement entremêlés sur ma table de travail en ce moment et, pourtant, j'arrive à écrire. Scary.

Tous ces jours passés à raconter la vie des autres, de tous ces personnages imaginaires, est-ce que ça m'aurait éloigné de mes grandes préoccupations? Oui, il m'était déjà arrivé de passer du côté sombre, sciemment, et d'expérimenter avec des assiettes dépareillées, juste pour voir. Mais là, on dirait que j'ai carrément perdu le contrôle. Et perdre le contrôle, ça, c'est vraiment épeurant.

Je me dis: «Du calme, Robert, c'est l'automne. La saison où tout se détériore. Tu es normal.» Mais je ne suis rassuré qu'à moitié. L'automne, c'est aussi la saison où tous ces verts criards disparaissent, afin de peindre un paysage plus monochrome, juste pour nous. Oui, il y a cette période de transition, où jaunes, rouges et orangés nous aveuglent, mais on sait que c'est pour notre bien et que tout deviendra gris. Nos yeux pourront se reposer, quelle chance.

Est-ce à dire que je suis moi-même dans une période de transition? Tupperwareblog est né un soir de novembre, après tout. Je devrais donc retrouver mes sens et recommencer à être irrité par les anses de tasses ne pointant pas toutes dans la même direction ou les objets disposés en diagonale sans raison. Bientôt, peut-être? Je l'espère.

C'est à suivre.

dimanche 24 octobre 2010

État second

Des fois, je me dis que je devrais prendre de la drogue. Je regardais, hier, le film The Wall (un film d'Alan Parker inspiré de l'univers de de Pink Floyd) et j'ai été vraiment impressionné par la créativité contenue dans ce film. Je me suis demandé si c'était possible de créer des oeuvres aussi déjantées sans être sous l'effet d'une substance quelconque. Surtout, je me suis trouvé, mais alors, d'un convenu!!!

Convenu et contenu, ça va peut-être ensemble?

Attention: je ne pense pas que la drogue soit nécessaire à la création, mais disons qu'on dirait que ça aide à faire tomber certains murs. The Wall fait tomber des murs (contrairement à cette phrase qui est d'une plate évidence). Ce film splashe partout. Ça dégringole! Ça flye! Ça se fout complètement de ressembler à un petit objet bien propre qu'on peut mettre dans une belle petite boîte. Et c'est bon parce que ça va dans tous les sens.

Moi, que voulez-vous, j'aime plutôt ça, les murs. Ça donne un peu d'intimité, un mur. On peut peindre ça, un mur. On peut mettre de la tuile dessus. Une belle tuile noire, par exemple. Ça donne beaucoup de cachet à une pièce, ça, un mur de tuiles noires. Oui, oui. Avec un mobilier aux lignes épurées, c'est du plus bel effet. Tout est une question d'éclairage. Vous vous demanderez: «Oui, Robert, mais dois-je opter pour l'halogène ou l'incandescent?» et je vous répondrai que tout est une question d'ambiance. Rappelons-nous tout de même qu'avec certains choix, on ne se trompe pas. Jamais, je le répète: jamais, je ne regretterai ma literie blanche. C'est universel, une literie blanche. Comme des électroménagers en inox.

Mais moi, je n'arrive pas à aller dans tous les sens.

Je me suis demandé si ça pouvait se faker, ça, cette euphorie psychédélique propre aux drogués de ce monde. Ensuite, je me suis demandé si les créateurs de cette oeuvre avaient réellement tous été sous l'influence de je ne sais même pas quoi, ou si ça ne prenait des petits moments de lucidité pour arriver à concocter un travail artistique. Oui, il y a bien eu une personne qui a dit: «Et là, les marteaux vont se mettre à marcher comme des militaires pendant que la fleur se transforme en vagin jusqu'à ce que les enfants masqués tombent dans le moulin à viande géant pour ressortir en steak haché...», mais il y a aussi eu des dessinateurs qui devaient être en mesure de tracer des lignes droites, des cameramen capables de tenir une caméra sans trembler et des techniciens de son qui branchent les fils aux bons endroits sur la console et non dans le derrière des lapins roses qu'ils sont en train d'halluciner.

Où je veux en venir avec tout ça? Tiens, et si pour une fois, je n'allais nulle part? Si je me laissais flyer bien comme il faut? Wou-ou-ou!!!...

Bon. Ça suffit. Je suis peut-être convenu, je me sens mieux au moins un peu contenu.

samedi 23 octobre 2010

Alors...

Alors, j'ai fait le lit. J'ai replacé la couette bien au fond de sa housse. J'ai plié les serviettes blanches, les linges à vaisselle. J'ai vidé le lave-vaisselle, en replaçant toute la vaisselle comme il faut. J'ai rempli le lave-vaisselle à nouveau, des morceaux qui patientaient dans l'évier. J'ai vidé la poubelle de la cuisine dans la poubelle extérieure. J'ai remplacé le sac. J'ai replacé un verre à vin avec les autres, en réaménageant tous les verres afin que ce soit pratique, afin que ce soit beau. Il y avait sur la tablette des verres une petite bouteille de tequila. Je l'ai déposée par terre. J'ai regardé la tablette du bas, où se trouvaient toutes les autres bouteilles d'alcool. J'ai tenté d'insérer la bouteille de tequila sur cette tablette. Trop de bouteilles. Pas de place. J'ai pensé que si je sortais toutes les bouteilles et que je recommençais, j'y arriverais, peut-être. J'ai créé des sections. Les bouteilles de rhum ensemble. Celles de Whisky ensemble. Les vodkas. Les liqueurs. Les inclassables, bien classées, ensemble. J'ai essayé de placer la bouteille de tequila, mais elle était trop coincée. La porte ne fermait plus. J'ai recommencé. Plusieurs fois. Peu importe comment je divisais les sections, il n'y avait jamais de place pour la bouteille de tequila. J'ai alors enfreint ma règle des sections, pour voir. La vodka russe s'est retrouvée à l'opposé de la vodka polonaise. Je n'ai pas aimé ça. Mais il fallait que cette bouteille de tequila trouve sa place. Ça n'a rien donné. Pas plus de place. Trop de bouteilles aux formes trop variées. J'ai séparé les bouteilles en les classant par forme. J'ai replacé les bouteilles de la plus grosse à la plus petite, en calculant combien les bouteilles carrées pouvaient se disposer dans un quadrillé imaginaire et combien les rondes pouvaient former un différent type de quadrillé, en quinconce. Je me suis surpris à aimer les bouteilles ovales, super obéissantes, faciles à glisser dans les endroits libres. Mais toujours pas de place pour la bouteille de tequila. Satanée tequila. Une bouteille presque vide. Alors, j'ai ouvert la bouteille et j'ai bu la tequila, d'un trait. Dehors, la lune était belle. Pleine ou presque. Autour, un halo blanc, parfaitement rond.

vendredi 22 octobre 2010

Moi (qui?)

Je vous ai manqué? C'est moi, Robert. Celui qui écrit le blogue. Celui qui chiale tout le temps à cause d'un napperon mal enligné. Vous vous souvenez?

Je m'étais donné un défi: explorer, pendant quatre semaines, des personnages. Maintenant, prenons une petite pause de ces fictions et attardons-nous à nos préoccupations habituelles. En fait, je crois qu'il est temps de revenir aux sources et faire un peu de classement. Ça commençait à faire désordre, tout ce monde mélangé dans Tupperwareblog.

Nous pourrions classer tous ces personnages! Par sexe, d'abord? Ce serait une façon de s'y prendre. Bien sûr, ce classement serait inutile, simpliste et un brin sexiste.

Voyons voir... On pourrait classer tous ces personnages par âge, du plus jeune au plus vieux. Mais pourquoi, au fond? Que ferait-on des personnages dont l'âge n'est pas déterminé? Qu'adviendrait-il des personnages vivant à une autre époque? Des chiens? Du chat?

Il serait plus pertinent de faire un tableau qui catégoriserait les personnages selon leur degré d'importance. Mais comment juger de l'importance de tout ce beau monde? Un personnage peut avoir paru important pour une personne et moins pour une autre. Un personnage secondaire peut avoir volé la vedette à un principal. Un simple figurant, même, compte peut-être bien plus que tous les autres; on ne peut pas savoir, on n'a pas eu l'occasion de le connaître.

Compartimentons donc par ville d'origine. C'est sensé, non? Il y eut Montréal, Québec, Mont-Laurier, Shanghai... Mais aussi «la Suède», «l'Argentine» et tant d'autres lieux qui ne sont pas des villes. Que dire de la station spatiale?

Soyons plus créatifs. Catégorisons binairement en «loosers» et en «winners». À bien y penser, beaucoup pourraient appartenir aux deux clans. Ça risquerait de faire beaucoup de «loosers», aussi. Allons-y donc par couleur de cheveux. Mais combien de données nous sont inconnues pour arriver à des catégories claires (et où placer les éventuels chauves ou ceux avec des mèches ou même un subtil balayage)? Et si on divisait en trois, ce chiffre magique: les beaux, les laids, les ordinaires? Non, non. C'est trop subjectif.

Alors...

Par degré de niveau de langue? Par orientation sexuelle? Par coût total des vêtements? Par nombre de liens entre les autres personnages? Par pointure de souliers? Par nombre de lettres dans leurs noms? Par poids de leurs valises pour un voyage d'une semaine dans un tout-inclus à Punta Cana? Par niveaux de désir de réussir une crêpe parfaitement ronde? Par qualité des chansons hypothétiques composées en transposant en notes de musique toutes les lettres ayant servies à les décrire? Par capacité à raconter l'intrigue du téléroman Virginie, à l'envers, sans avoir vu plus d'un épisode par semaine pendant une année? Par possibilité qu'un jour, ils deviennent accrocs à la relecture des aventures de Harry Potter une fois que ces livres seront tombés dans l'oubli? Par mérite général en tenant compte d'une série de facteurs trouvés au hasard en découpant un million de petites annonces dans la section «Rencontres» des dix journaux les plus mal écrits selon un comité formé d'un nombre équivalent aux chances de voir une aurore boréale au Manitoba en novembre de personnes ayant tenté d'arrêter de manger des mauvais gras en excluant toutes fringales spontanées entre 1h00 et 3h30 du matin dans le fuseau horaire incluant toute la Chine et dans tous les autres fuseaux dont le UTC+X fait correspondre X à une quantité plausible de planètes semblables à la Terre mais introuvables dans toutes les galaxies connues par l'être humain moderne?

Alors, je vous ai manqué?

jeudi 21 octobre 2010

Weiwei (rôles secondaires)

Weiwei? Mais qui était Weiwei?

Weiwei, c'était Weiwei Zhang, un ouvrier chinois. Ce fut le premier à avoir donné un coup de pelle mécanique sur la maison de Pan Yu, cette femme morte sous les décombres de son Hutong en plein coeur de Shanghai, soeur de Jie (qui signifie «propreté») qui se fit appeler Jina (qui signifie «victoire») après avoir émigré vers les États-Unis, à New York et dont l'arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière petit fils était Akio, un homme vivant au 24e siècle sur une station spatiale en orbite autour d'une planète Terre ne comportant plus aucun habitant permanent, du moins officiellement.

Weiwei (qui signifie «puissance») aurait rêvé d'une vie meilleure en Amérique, lui aussi. Malheureusement, ce n'est pas ce qui lui arriva. Il faut dire que, pour un Chinois ordinaire et sans argent, quitter la Chine n'était pas une option facile. Weiwei était réaliste. Trop, peut-être. Ses rêves, il les tuait dans l'oeuf en se disant des choses comme «ce sera trop difficile», «je n'y arriverai jamais» ou «à quoi bon?»...

Peut-être était-il trop habitué à détruire et pas assez à construire? Avec sa pelle mécanique, il n'était jamais appelé à bâtir quoi que ce soit, mais plutôt à tout réduire en poussière. Le rêve, ce n'était pas la réalité. Sa grand-mère, une vieille dame originaire de Xian qui l'avait élevé suite au suicide des deux parents de Weiwei (qui se nommait à cette époque Gen, qui signifie «racines») lui avait souvent répété qu'il n'était pas bon de vivre dans un monde de rêve. Il fallait travailler, accepter son destin.

Weiwei ne voulut pas croire sa vieille grand-mère. Il partit pour Shanghai, changea de nom et tenta d'apprendre l'anglais. Mais Shanghai ne s'avéra pas le paradis où il s'était imaginé faire fortune. De plus, comme il était maigre et frêle, son nouveau nom fut la source de beaucoup de moqueries. Pire: il n'arriva jamais à prononcer bien plus que «Hello, how are you? My name is Weiwei.» En moins de trois mois après sa tentative de changer de vie, il devint un simple travailleur chinois, pauvre et désillusionné.

Peut-être par esprit de vengeance, à chaque coup de pelle mécanique, il prenait un certain plaisir à démolir ce qui se trouvait devant lui. Parfois, assis aux commandes de son camion, il fermait les yeux et se laissait aller à un rire démoniaque. Pendant un instant, il se sentait puissant. Il se sentait «Weiwei». À la fin de ses journées, il regardait le fruit de son travail: un vide, une désolation. Il savait que le lendemain, une nouvelle équipe arriverait, afin de créer quelque chose de neuf. Il savait surtout que là n'était pas son rôle et que ça ne le serait jamais.

Quand il tentait de ressentir un peu de fierté face à son rôle secondaire, jamais, jamais, il n'y arrivait.

mercredi 20 octobre 2010

Lynda (rôles secondaires)

Lynda? Mais qui était Lynda?

Lynda, c'était la mère de James. James, c'était ce petit garçon maladroit, un peu grassouillet, qui prenait de cours de karaté donnés par Gaétane, cette professeure d'éducation physique dans une école primaire où travaillait également Jean, celui qui cherchait son plat à fondue et qui finit par tuer son chat Chopin, qui était jaloux de la vie de chien de Shadow, chien renifleur de renom dont le maître-chien était très fier. Lynda aimait son fils plus que tout au monde. Elle l'adorait, même. Mais elle était inquiète.

Son apparence physique, sa lenteur, ses mauvaises notes et maintenant, ce nouvel ami, Félix, dont James ne cessait de parler: tout ceci inquiétait ferme le coeur de mère protectrice que possédait Lynda. C'était rendu insupportable. «Félix, par ci. Félix, par là. Félix, Félix, Félix...»; James semblait obsédé. Que pouvait avoir de si extraordinaire cet enfant, au juste? Et s'il était aussi fantastique que le répétait James, pourquoi diable était-il devenu l'ami de ce dernier?

C'est vrai, pensait-elle, qu'est-ce qu'un petit garçon sportif, brillant et populaire pouvait-il bien vouloir à son fils? Voulait-il profiter de lui? Se moquer? Lui faire croire à une amitié improbable, puis le laisser tomber? Elle avait beaucoup d'amour pour son fils, mais elle devait se rendre à l'évidence: son fils ne méritait pas une amitié sincère avec un petit bonhomme aussi parfait. C'était terrible de penser ça, mais c'était pour protéger James qu'elle avait réfléchi à tout ça. Les enfants sont cruels, se répétait-elle. Et elle aurait tout fait pour éviter que son petit James ne souffre.

Elle voulut en parler à son mari. Ce dernier, trop préoccupé par son travail de directeur adjoint au marketing dans une firme de Québec, ne semblait avoir rien à dire sur le sujet. Il ne sut pas quoi dire. Pour se débarrasser de cette situation dont il n'avait que faire, il dit à Lynda: «Boys will be boys, honey. They probably just like to play together.»

«Play together»? Cette nuit-là, Lynda dut bien se répéter cette phrase des centaines de fois. Elle visualisa le petit Félix, si beau, si blond, si parfait. Elle eut soudain une image que seule une mère peut avoir: son fils, ce Félix, ensemble.

Ensemble.

Elle le savait. Il y avait quelque chose de louche avec cet enfant. Ses manières trop délicates, sa façon de s'exprimer, ses bonnes notes, son intérêt pour les sports de contact... Comment avait-elle pu ne pas voir l'évidence dès le début? Ce petit être était «différent» et il allait tenter de pervertir son pauvre James. Jamais elle n'aurait cru avoir à composer avec ce genre de problèmes avec des petits garçons en si bas âge. Elle eut un frisson d'horreur. Elle fixa le plafond de la chambre à coucher jusqu'au matin.

Avant qu'il ne quitte pour l'école, James trébucha dans l'escalier. À quatre pattes sur le sol, il se mit à pleurer. «Non, James, tu vas pas te mettre à brailler!», hurla Lynda, les yeux bouffis. Elle releva son fils en le tirant par le coude. «C'est pas comme ça qu'on t'a élevé! Qu'est-ce que penserait ton père?», poursuit-elle. James cessa de pleurnicher immédiatement. Il regarda sa mère avec un mélange de frayeur et d'étonnement, puis il cria: «You're hurting me! Don't touch me! I hate you! I hate you.»

Il fila vers l'école en courant.

Lynda fixa la boîte à lunch de son fils, oubliée sur la troisième marche de l'escalier. Elle observa ses motifs à fleurs, ses teintes de violet. À son tour, elle versa une larme. Elle songea à son rôle de mère. De mauvaise mère. Pendant un instant, elle détesta ce rôle, pas plus important qu'un rôle secondaire, qu'elle jouait dans la vie de son fils.

mardi 19 octobre 2010

Wendy (rôles secondaires)

Wendy? Mais qui était Wendy?

Wendy, c'était une jeune fille amochée par la vie, qui avait comme travailleuse sociale Julie. Julie, en plus de travailler auprès de jeunes de la rue comme Wendy ou Matthew, le fils d'un couple bourgeois du West-Island qui vivait maintenant avec sept colocataires dans un appartement minable, était aussi la fière maman du petit Jérémie, ce mignon et surprenant garçonnet de vingt mois et la tendre épouse de Jacques, vidéaste amateur, ingénieur et aspirant millionnaire.

La vie de Wendy, vraiment, avait été dure. Son profil ne laissait présager rien de bon pour son avenir. Et pourtant. Wendy, après plusieurs années de consultation auprès de Julie, puis, après le départ de cette dernière, auprès de Stéphane, finit par se sortir d'une voie qui semblait pourtant vouée à l'échec.

Tout semblait noir, à une certaine époque, pour Wendy, mais beaucoup de volonté de sa part et une bonne dose de hasard ont un jour jeté sur cette existence une lumière qui n'a pas fini de briller.

Wendy travaille maintenant auprès du metteur en scène le plus en vue de son époque, Hubert Lesage. Après avoir fait un atelier de théâtre pour les jeunes de la rue, Wendy a en effet présenté un petit spectacle pour une soirée bénéfice pour le ROLES, le Réseau des organismes de légitimation engagés socialement. Monsieur Lesage, président d'honneur, était présent et a tout de suite été touché par la sensibilité de cette jeune femme frêle mais résiliente. Son interprétation, dans ce numéro certes naïf, laissait présager un rare talent d'interprète. Ça tombait bien, Hubert Lesage était à la recherche d'une jeune actrice authentique pour la création de son nouveau spectacle multilingue de douze heures, intitulé One Way Streets, voué à une tournée internationale dans les plus grands théâtres du monde.

Après une audition où Wendy se sentit plus appréciée et plus maternée que jamais, qui dura plusieurs heures, la décision était prise. Wendy allait être parfaite pour rendre toute la profondeur du personnage. Pour Wendy, tout se passa comme dans un rêve. On lui trouva un appartement convenable, on la paya régulièrement, on l'encouragea sans la juger. Les répétitions, qui s'échelonnèrent sur plusieurs mois, furent pour elle une véritable thérapie. Le spectacle se créa en partant de qui elle était, de son passé, ses craintes, mais aussi ses talents et ses aspiration. Peu à peu, devint évident qu'elle allait non seulement jouer un rôle dans ce spectacle d'envergure, mais qu'elle allait en être le coeur. Elle se donna à fond dans cette création. Parfois, ce fut difficile. Il y eut beaucoup de larmes, mais, aussi, tellement d'amour de la part de toute l'équipe.

Sa vie, maintenant, s'est non pas transformée, mais s'est plutôt transférée en une oeuvre acclamée sur toute la planète. Debout, sur le sommet d'un dispositif scénique ingénieux composé de pancartes routières géantes toutes entrecroisées, elle a maintenant trouvé sa place. D'un rôle secondaire, Wendy est passé au premier rôle.

lundi 18 octobre 2010

Gilles (rôles secondaires)

Gilles? Mais qui était Gilles?

Gilles, c'était Gilles Gendron, le directeur de l'école, où se déroulaient les activités socioculturelles de Mont-Laurier. Vous savez, celui qui avait discuté avec Nancy, la technicienne de scène qui s'était moquée des avances de Claude, qui déménagea plus tard en Californie pour n'avoir qu'une petite aventure avec Stacy dont le mari alcoolique ne s'était jamais rendu compte de quoi que ce soit? Gilles, c'est aussi celui qui avait remis une enveloppe à Nancy. Dans l'enveloppe, d'ailleurs, se trouvait un banal chèque pour payer la représentation de Hop-la!. Personne, à part peut-être Claude, n'avait vraiment remarqué monsieur Gendron ce soir-là. Pierre, un des acrobates, était même passé devant notre directeur d'école sans entendre le «Bravo pour votre specta...» qu'il lui marmonna timidement.

Gilles, pour plusieurs, paraissait froid, mais c'était mal le connaître. Il s'agissait plutôt de tiédeur. Gilles aimait la pêche, la motoneige, les spectacles d'humoristes et les excellents repas que préparait Jocelyne, son épouse, mais n'exprimait pas ces passions autrement que par des phrases trop longues, trop compliquées, insignifiantes. C'était la même chose avec ce qu'il détestait. Quand il expliquait son dédain pour les tomates crues, l'opéra, le thé vert ou les voitures compactes, par exemple, on ne savait jamais vraiment si, au fond, il aimait ou non. Tout en maladroites nuances, il tentait de communiquer en ne soulevant jamais les passions.

Que disait-il, au juste? Était-il pour ou contre? Peu importe. La plupart du temps, les autres ne lui laissaient pas terminer ses phrases ou feignaient d'écouter en pensant à une tactique pour s'enfuir.

Même lui, parfois, n'avait plus envie de s'entendre. Parler ou penser. Alors, il s'imaginait passer de l'avant-plan de son existence à l'arrière-plan. Il devenait un simple figurant dans sa vie. Loin, flou, insipide, il se trouvait à son meilleur. Un rôle secondaire, c'était, pour lui, déjà trop.

dimanche 17 octobre 2010

Thomas (rôles secondaires)

Thomas? Mais qui était Thomas?

Thomas, c’était l’amant de Jean. Son seul amant, de toute sa vie. Jean, c’était le professeur de primaire : celui qui enviait le petit Félix, celui qui avait toujours manqué de confiance en lui-même, celui qui avait accidentellement tué son chat Chopin, en l’écrasant entre son soulier et un objet coupant renversé, celui qui n’avait pas réussi à accepter son orientation sexuelle avant plusieurs années de solitude, celui qui était devenu veuf avant même de s’habituer à la vie à deux.

Mais il n’est pas question ici de Jean, mais bien de Thomas.

Thomas avait été professeur, lui aussi. Il avait enseigné la musique pendant des années à des élèves du secondaire. Il avait formé une chorale. Il avait dirigé une harmonie. Il donnait des cours de piano, son instrument favori. Comme il savait bien s’occuper des autres, il était très populaire. Tout le monde l’aimait.

Il dégageait une aisance très particulière. Sa vie avait été un long parcours où toutes les épreuves avaient été évitées, une à une. Il voyait venir les coups. À la découverte de son homosexualité, dans les années 70, il s’était vite rendu compte que de se cacher n’était pas une option valable. S’affublant lui-même du sobriquet «la pédale douce», en référence à son instrument préféré, il avait vite désamorcé toute tentative d’attaque contre lui. Il faisait rire tout le monde. Personne n’aurait voulu s’en prendre à lui.

C’est peut-être ce qui attira Jean, un soir de février, dans un café de la rue Saint Jean, à Québec? Jean n’était pas du genre à aller vers les autres et Thomas le sentit. Il se leva donc et prit place juste à côté de celui qui allait tomber sous son charme au bout de quelques minutes à peine.

La différence d’âge importait peu, pour Thomas. Il était plus vieux, mais ne sentait aucun besoin de se justifier. L’année passée auprès de Jean, en compagnie de leur chat Chopin, avait été remplie de bonheur, d’un bonheur inébranlable. Thomas savait composer avec les angoisses de Jean, avec ses doutes et ses insécurités. Il en faisait un jeu. Il choyait tout dans sa vie et dans celle des autres : le meilleur comme le pire.

Son optimisme était tel que, le jour de sa mort, il eut même des paroles rassurantes pour tous ceux qui étaient venus à son chevet. Jean pleurait, pleurait, et Thomas lui disait : «Tout va bien aller, mon chaton, tout va bien aller.», comme si celui qui était en danger de mort, c’était celui assis sur la chaise droite et non celui couché dans le lit d’hôpital.

Au moment même de son décès, il laissa toute la place à l’autre. Ce n’était plus lui qui mourait, mais l’autre. Ce n’était pas lui qui tenait le rôle principal, mais l’autre. En fermant les yeux, il se contenta du rôle secondaire et s’éteint en souriant.

samedi 16 octobre 2010

Bill (rôles secondaires)

Bill? Mais qui était Bill?

Tout le monde, à Rockport en Californie, connaissait Bill. Bill, c'était le mari de Stacy, celle qui travaillait au restaurant avec Claude, cette femme originaire de Mont-Laurier qui avait cru bon déménager en Californie afin de refaire sa vie suite à l'humiliation engendrée par Nancy, cette technicienne de scène, qui s'était littéralement moquée des avances qu'avait faites Nancy et qui plus tard travailla auprès du grand metteur en scène Hubert Lesage et du baryton Serge Gendron, rendu célèbre par son interprétation surprenante de Bastien dans Bastien und Roberdt. C'est limpide, non?

En tous cas, rien n'était jamais limpide pour Bill. Cet homme, originaire de Cody, au Wyoming, avait bel et bien hérité de toutes les caractéristiques de son père. Comme lui, il était un peu niais, un peu violent et très, très penché vers la bouteille. Il passait sa vie dans une brume constante, en n'arrivant jamais à réellement comprendre ce qui lui arrivait.

Le soir où il rencontra Stacy, dans un bar, n'avait jamais fait partie de ses souvenirs. C'était un moment de noir total, pour lui. Trop ivre, il avait séduit Stacy par un mélange de force et de chance, lui avait-on raconté. Ce soir-là, cette dernière était triste, pleurait, assise au bar et il avait profité de ce moment de vulnérabilité. C'est dans son camion qu'ils avaient fait l'amour et neuf mois plus tard, naissait leur premier enfant, Johnny Frank.

Ils vivaient maintenant dans une petite maison, avec leurs trois enfants et Martha, la mère Stacy, qui souffrait de démence avancée. Bill travaillait pour un architecte paysagiste, qui lui faisait confiance malgré ses retards fréquents et ses absences répétées. C'est que le travail physique ne lui faisait pas peur. Plus c'était dur, plus il s'y plaisait, même. Tondre le gazon sur des terrains immenses, transporter de multiples chargement de gravier ou creuser des trous profonds, c'était pour lui une façon de ne plus penser à rien. Les douleurs de sa musculature arrivaient à enterrer la vraie douleur que lui procurait tout acte de réflexion. Quand il tentait de réfléchir, tous s'embrouillait, tout tournait. Alors, il prenait une bière, puis une autre, puis une autre, jusqu'à ce que son cerveau s'endorme.

Il était dépassé par toute sa vie. Comment avait-il pu en arriver où il était? Ses trois enfants étaient de vrais étrangers, pour lui. Il ne se souvenait pas avoir invité ces petits êtres dans sa maison et encore moins cette vieille folle de Martha. À tous les soirs, en se couchant, il avait même cette vague impression de côtoyer une femme qu'il n'avait jamais vraiment choisi. Pourquoi sa vie était-elle comme elle l'était? «I got no clue. I'm fucking clueless!», avait-il l'habitude de dire.

Il ne semblait avoir aucune conscience de tant de détails de son existence. Il ne paraissait même pas voir certaines évidences: que ses enfants ne l'aimaient pas, que son patron ne le respectait pas, que Claude était lesbienne, que Stacy avait eu une aventure avec elle. Était-ce que son esprit souffrait d'être trop vide ou trop plein?

Il observait parfois Martha, assise à la fenêtre, immobile, le regard vide. Arriverait-il un jour à atteindre ce stade d'inconscience? Il l'espérait. Il enviait cette vieille femme, à qui on ne demandait jamais rien. Pas même d'exister.

Après tout, jamais il n'avait demandé à quiconque de compter. Il ne voulait d'aucun rôle, au fond. Pas même d'un rôle secondaire dans la vie des autres.

vendredi 15 octobre 2010

Thérèse (rôles secondaires)

Thérèse? Mais qui était Thérèse?

Thérèse, c'était la voisine de Diane-Isabelle. Vous savez, Diane-Isabelle, la mère du petit Félix, qui fait du karaté et de Luc, l'adolescent souffrant d'un handicap intellectuel? Rappelez-vous: il jouait dans la cuisine, il vidait tiroirs et armoires, il y avait un couteau, puis quelques jeux dangereux... Thérèse, c'était celle qui n'avait pas répondu à la porte quand Diane-Isabelle avait cogné afin de lui demander de garder un oeil sur Luc pendant une petite heure, le temps d'un cours de karaté donné par Gaétane, la collègue de Jean, le célibataire et veuf de son copain Thomas, celui qui aimait les chats et qui avait fait acheter Chopin juste avant de mourir. C'est plus clair, maintenant?

Eh bien, Thérèse, elle, aimait la clarté. Un peu de désordre dans la maison, elle pouvait vivre avec. Mais du désordre dans les idées, elle avait une sainte horreur de ça.

D'ailleurs, quand Diane-Isabelle était venue, ce soir-là, cogner à sa porte, Thérèse y était. Mais elle ne répondit pas. Non. Elle en avait assez de cette voisine, qui faisait pourtant pitié, mais qui n'osait jamais mettre les choses au clair. Thérèse aurait aimé entendre, une bonne fois, quelque chose de précis. Mais non! C'était toujours des «je ne voudrais pas vous déranger, mais...», des «je ne sais pas quand je vais rentrer, mais...» ou des «j'aurai aimé vous avertir d'avance, mais...»: toujours des «mais».

C'était vrai, elle était vieille, seule, retraitée. Mais était-ce une raison pour qu'on présume que sa vie n'avait pas besoin d'être bien planifiée? Était-ce une raison pour ne pas dire clairement: «J'ai besoin de vous»?

Ce qui était triste, c'était qu'elle aimait s'occuper de Luc, au fond. Vraiment, cet enfant, malgré son handicap, était une soie. Il ne bougeait presque pas, ne parlait presque pas. Pas en sa présence, en tous cas. Elle devait avoir des capacités particulières avec les enfants handicapés. Son calme devait être rassurant. Elle ne pouvait pas en dire autant de Diane-Isabelle. Cette dernière, pensait Thérèse, manquait vraiment de concentration. Elle n'avait pas d'objectifs clairs. Elle courait dans tous les sens sans ne jamais savoir où elle allait. Ça faisait peine à voir, vraiment.

Thérèse avait été une bien meilleure mère. Ses enfants, maintenant plus vieux, n'avaient pas tous bien réussi leurs vies, mais chose certaine: elle n'était pas à blâmer pour tous ces échecs. Non, non. Que Lucien, son premier, soit devenu un alcoolique violent, ce n'était certainement pas sa faute à elle, elle qui n'avait jamais bu de sa vie. Sa fille Françoise ne réussissait pas si mal dans sa carrière, malgré ses enfants qui étaient de vrais monstres, mais Thérèse avait pourtant été une mère exceptionnelle. Jean-Marc, son petit dernier, n'avait jamais réussi à trouver sa voie et passait d'un emploi instable à un autre. Thérèse, elle, avait pourtant eu une carrière en secrétariat étonnante pour une femme de sa génération. Elle avait été un modèle parfait pour ses enfants et pour tout son entourage.

Maintenant, dans sa solitude, elle pouvait toujours se conforter en se rappelant à quel point elle était, au fond, une personne extraordinaire.

Vraiment, elle méritait mieux qu'un rôle secondaire.

jeudi 14 octobre 2010

Akio et Pan Yu (rencontres fictives)

Akio consultait, par bio-intégration, les données relatives à la grand-mère de la grand-mère de la grand-mère de la grand-mère de sa grand-mère. Il lui découvrit une soeur, qui vivait à Shanghai. Cette femme, Pan Yu, était morte engloutie sous des tonnes de béton.

Akio fut touché par l'histoire de cette personne, qu'il considérait comme un membre de sa famille. Il fut touché, mais ne pleura pas. En effet, il y avait des années que les humains ne pleuraient plus, les glandes lacrymogènes s'étant atrophiées peu à peu. L'air contrôlé de la station spatiale comportait en effet une quantité suffisante d'humidité constante pour que les yeux des êtres humains ne soient jamais ni trop humides, ni trop secs. Les larmes ne servaient plus à rien, au fond, c'étaient dit les généticiens. Trois générations plus tard et plus personne ne pouvait physiquement verser de larmes. Tant de choses avaient été rendues inutiles au cours du dernier siècle. Les relations sexuelles ne se pratiquaient plus. Même la nourriture et les fonctions digestives avaient été modifiées afin de rendre le tout plus simple, plus économique, plus propre.

C'est donc les yeux ni trop secs, mais surtout ni trop humides, qu'Akio pensa à cette arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-tante, cette pauvre Pan Yu. Qu'allait-il découvrir encore sur le passé de son espèce, sur son propre passé? Tant de misère!

Akio songea alors à son présent, exempt de toute forme de réelle infortune. Il savait que cela était physiquement impossible, mais il se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

mercredi 13 octobre 2010

Ludovic et Anneke (rencontres fictives)

Ludovic avait cessé d'être à l'emploi de Vin depuis déjà six mois, mais il ne s'était pas encore décidé à mettre la main à la pâte de sa propre production artistique. Toutes ses journées étaient passées à paresser, à manger n'importe quoi et à regarder la télévision. Quand ses quelques amis lui demandaient ce qui l'occupait, il répondait un vague: «Ah, je fais de la recherche», puis il tentait de changer de sujet en posant des questions. Comme tous ses amis aimaient parler d'eux-mêmes, il n'en fallait que peu pour qu'on le laisse tranquille avec son manque de motivation au travail. Il prenait le contrôle de la conversation tout en ayant plus à parler.

Il avait d'abord imaginé que de ne plus travailler dans l'ombre du photographe vedette qu'était Vin lui apporterai beaucoup de temps pour sa création. Il s'était vu, faire de la photo, peindre, créer des installations et se faire un nom dans le monde de l'art contemporain. Son propre nom. Après tant d'années de travail acharné quoique anonyme, il s'était senti prêt.

Bien écrasé dans son fauteuil, mangeant des croustilles à longueur de journée, il ne semblait pourtant pas prêt à devenir le grand artiste qu'il disait vouloir être. Même son appartement de Palermo Hollywood, normalement si bien rangé, reflétait cette inertie. La poussière s'accumulait. Les vêtements sales s'empilaient. La cuisine s'était transformée en une vraie zone sinistrée.

Parfois, il lui arrivait de penser que d'avoir quitté Vin avait peut-être été une erreur. Auprès de Vin, au moins, il était actif. Séparé de lui, il ne se sentait pas libre comme prévu, mais bien complètement démuni. «L'inspiration, ça ne se commande pas», se disait-il pour se rassurer. Cet auto-mensonge n'avait aucun effet, sinon de nourrir en lui son sentiment de culpabilité. L'inspiration, elle se trouvait partout et ça, il le savait, au fond.

À la télé, il regardait n'importe quoi. Toute la journée, il était hypnotisé devant son écran plat, traitant à peine les images dans son cerveau.

Ce soir-là, cependant, il fut fasciné par une nouvelle émission de télévision, une traduction espagnole de la version européenne de Hoarders, intitulée Amontonadores. Cette émission présentait des gens en détresse qui ne peuvent s'empêcher d'accumuler des masses d'objets et de détritus dans leurs demeures. L'épisode de cette soirée mettait en vedette une certaine Anneke, une vieille Suédoise qui avait transformé sa maison en un dépotoir insalubre.

Tout dans cette émission était mis en oeuvre afin que les téléspectateurs soient dégoûtés: des images chocs, des entrevues pathétiques, de la musique dramatique, des textes touchants en surimpression, des gros plans de matières fécales et tant d'autres choses encore. Un long plan séquence nous faisait découvrir cet étrange espace qu'habitait Anneke, une dame âgée vêtue de haillons. Cet environnement, vraiment, c'était à donner des haut-le-coeur. Mais pas pour Ludovic.

Ludovic était fasciné, lui. Il était rivé à son écran de télévision. Il observa comment tous ces objets étaient finement organisés dans cette apparence de désordre. Il remarqua comment ce qui ne paraissait être que des ordures était en fait une accumulation consciente qui respectait plusieurs principes visuels et conceptuels. La palette de couleurs était contrôlée. Les objets étaient arrangés, assemblés. Les tas formaient des formes dynamiques, qui se répondaient, communiquaient. Même la présence de vieux tissus devant les fenêtres, seules sources de lumière, venait achever non pas un désastre insalubre, mais bien une oeuvre. Une grande oeuvre. L'oeuvre d'une vie.

Il admira cette artiste incomprise. Alors que l'animatrice de télé et son équipe s'apprêtait à tout jeter, à tout ranger, à tout détruire, il eut le réflexe d'éteindre la télévision. Il ne voulait pas être témoin de ce massacre, de cet acte de vandalisme horrifiant. Anneke était une artiste, une vraie. Il se compara à elle et vint rapidement à la conclusion que son petit talent artistique à lui n'arriverait jamais à la cheville du talent de cette femme, de ce génie.

Il resta figé dans son fauteuil. Il fixa l'écran noir pendant des heures. Il se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

mardi 12 octobre 2010

Julie et Matthew (rencontres fictives)

Dans son petit bureau, au centre communautaire de son quartier, Julie terminait de remplir un rapport sur Wendy, une jeune fille de Vancouver qui se prostituait dans les rues de Montréal depuis qu'elle avait 15 ans. Problèmes de drogues, abus sexuels, parents divorcés, père violent, maladie mentale: c'était la routine, quoi. Julie cochait les cases appropriées, en tentant de ne pas dépasser les petits carrés. Une mer de «X» sur plusieurs pages de formulaire, c'était déjà bien assez sans créer des débordements superflus.

Julie arrivait à passer ses journées entières entourée de toute cette misère. Souvent, elle sentait son esprit se séparer en deux. Une partie d'elle était la travailleuse sociale, l'autre, la mère de Jérémie, un jeune bambin mignon comme tout et l'épouse de Jacques, un ingénieur brillant qui s'était juré de devenir millionnaire avant l'âge de 40 ans. Elle pouvait donc composer avec la misère humaine avec beaucoup d'empathie, tout en rêvassant au verger où elle irait passer son samedi après-midi avec sa petite famille. C'était ça, l'équilibre, non?

Elle devait rencontrer Matthew, ce matin-là. Comme d'habitude, il était en retard. Ce n'était pas surprenant. Un jeune homme amoché comme lui avait perdu tout contact avec des concepts comme la ponctualité, le travail ou le respect. Malgré tout, c'était un garçon touchant qui cachait sous sa carapace de roc une étonnante sensibilité. «Lui aussi», aurait-elle ajouté, puisque c'était le cas de tant d'êtres humains, au fond, non?

L'histoire de Matthew, un peu à l'image de tout cet univers que Julie côtoyait, n'était elle aussi qu'une série de clichés. La détresse n'était pas reconnue pour son originalité. Julie savait très bien, avant même de rencontrer tous ces jeunes, quelles cases seraient marquées d'un «X». Bien sûr, chaque cas était unique, et elle le traitait avec minutie, mais au bout du compte, tout ça revenait toujours au même.

Matthew entra. Ses yeux d'un bleu clair contrastaient avec son allure sombre. Ces yeux, Julie les évita. Elle ne pouvait pas les regarder. Ils étaient trop semblables à ceux de Jacques. Trop pareils aux yeux de son petit Jérémie.

Ils discutèrent pendant une trentaine de minutes. Cette semaine, Matthew avait passé trois jours sans manger. Il avait dû voler des bicyclettes. Il avait rencontré un homme plus vieux qui lui avait offert de l'argent. Il avait vu un de ses amis faire une surdose. Il avait fait du crack. «X», «X», «X», «X», «X».

Il ferma les yeux. Il se mit à décrire ses rencontres sexuelles, sa consommation d'hallucinogènes achetés d'une vieille dame chinoise dans une biscuiterie. Il raconta sa nuit, passée dehors, en plein coeur du parc du Mont-Royal. Il décrit le ciel étoilé, la lueur de la lune, ses visions étranges engendrées par la drogue, le renard qu'il crut apercevoir, le regard lumineux de l'animal, son pelage roux et lisse... C'était beau de l'entendre, vraiment.

Il paraissait si libre.

Pour la première fois, Julie n'écouta plus avec empathie, mais avec un sentiment très particulier, qui ressemblait à de l'envie. Matthew quitta. Julie compléta les documents, comme toujours. Elle fit des «X» bien droits, bien centrés. Elle prit sa pause midi et mangea des sushis fabriqués par une chaîne populaire, à même une petite boîte de plastique. C'était jeudi. Elle discuta de la cueillette de pommes qu'elle avait planifiée, avec ses collègues. Elle prit note d'un verger vraiment sympathique, où on pouvait aussi cueillir des poires. Elle se dirigea vers la fenêtre de son petit bureau, qu'elle ouvrit. Elle inspira longuement.

Julie se mit à rire. Elle se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

lundi 11 octobre 2010

Marie et Henri (rencontres fictives)

Ce jour-là, Henri était parti faire du camping sauvage. Léonie, son épouse, l'avait bien averti de lui laisser la maison à elle seule. Ce n'était pas trop en demander, arguait-elle. Après 47 ans de mariage, ce genre de petite demande était normal, après tout. Choupette fut également mise temporairement à la porte par Léonie, qui l'aimait pourtant comme une mère aime son enfant. Une femme retraitée pouvait bien vouloir un brin de solitude de temps à autre? Henri, pas du genre à se plaindre, avait sorti son vieux matériel de camping, qui n'avait pas servi depuis des dizaines d'années, puis roula, en compagnie de Choupette, vers Saint Antoine-Abbé.

Le terrain de camping qu'Henri choisit, bien que peu éloigné de la ville, était parfaitement rustique. Il représentait tout ce qu'Henri avait toujours aimé: la nature, la vie simple, l'obligation de faire preuve de débrouillardise face à des installations plus que rudimentaires. En plus, comme septembre tirait à sa fin, il se voyait jouir d'un espace presque désert et en plus, pas trop cher. Passer un jour et une nuit à vivre comme ses ancêtres hurons (sa grand-mère était huronne), c'était un rêve réalisé.

Avec Léonie, luxe et confort avaient été la règle, pendant ces 47 années. Il n'était pas question de dormir sous une tente, de manger à même une casserole ou d'éviter de se laver pour éviter les piqûres de moustiques. Non, non. Henri, un peu bonasse, avait fini par s'habituer, lui aussi, au confort de ce genre de vie, bien qu'il ne l'eût jamais vraiment choisie. Ce n'était pas l'idée qu'il s'était fait de sa vie, mais, c'était une idée. Et Léonie semblait tellement comblée.

Choupette ne semblait pas se plaindre de son nouvel univers temporaire. Elle gambadait joyeusement à travers les branches mortes, se roulait dans la terre, mordillait des insectes. Son pelage gris perle, bien brossé, ainsi que sa boucle rose prirent rapidement des couleurs plus ternes. Elle jappait gaiement, en tournant autour d'Henri qui finissait de monter sa tente.

Henri se dirigea vers sa voiture, où il avait laissé sa glacière, afin de se déboucher une bière. Il prit aussi une langue de porc dans le vinaigre, aliment que Léonie interdisait de séjour dans leur demeure, qu'il mangea avec plaisir et avec ses doigts. Il jeta un petit morceau à Choupette, qui le renifla. Henri l'aurait juré: la petite chienne regarda autour d'elle afin de voir si Léonie n'était pas dans les parages, puis, lorsqu'elle fut bien assurée que sa maîtresse n'y était pas, elle grugea la chair rose en grognant de bonheur.

Plus tard, autour d'un feu, Henri resta longuement assis, immobile, presque méditatif. Il se sentit calme et heureux. Le silence fut brisé par une sonnerie de téléphone cellulaire. Choupette se réveilla en sursaut d'un sommeil profond. «Maudit! J'ai pas fermé ça, moi?», se dit-il. Il fouilla dans sa poche et répondit.

«Papa? C'est Marie.» C'était sa fille. Pourquoi appelait-elle, si tard, et à son numéro de cellulaire? «Papa, il faut que je te parle.» Lui parler? Pour lui dire quoi? Pourquoi ne pas avoir appelé sa mère, comme d'habitude? Depuis quand avait-on besoin de lui parler, à lui? «Papa, je suis dans la marde. Les photos. Quelqu'un les a volées cet après-midi.» Les photos. Non, ce n'était pas possible. Volées? Mais, par qui? «Tu le sais très bien, qui. Papa, il faut que tu m'aides. Y'a juste toi qui...» Marie pleura. Henri, peu habitué à composer avec les émotions trop exprimées, ne sut quoi répondre, sauf: «Fais-toi z'en pas, ma belle. Je vas tout arranger ça. Mais arrête de pleurer, là. Tout va bien aller, tu vas voir. Tout va bien aller...»

Avoir des enfants, ça non plus, ça n'avait pas été son idée. Il s'y était fait et était même très fier d'eux, surtout de Marie, mais jamais il n'avait réellement désiré être père. C'était une de ces choses qui étaient survenues dans sa vie, comme ça, et dont il s'était accommodé. Jusque-là, son rôle de père n'avait jamais représenté de défi particulier. Il s'était senti à la hauteur. Il n'avait jamais eu à mentir; seulement à se taire, parfois. Sauf en cet instant, juste avant d'éteindre son téléphone. «Tout va bien aller»: rien n'était moins vrai. Il regarda les flammes danser.

Henri ne pleura pas. Il se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

dimanche 10 octobre 2010

Chopin et Shadow (rencontres fictives)

La clinique du Docteur Leibovski était toujours bondée. C'était le meilleur vétérinaire de toute la région de Québec, disait-on. N'avait-il pas sauvé ce grand danois d'une mort douloureuse en lui retirant, morceau par morceau, l'ouvre-boîte qu'il avait avalé? N'avait-il pas été à l'origine de la découverte de cette étrange bactérie mangeuse de chair qui avait menacé de décimer la population de canaris d'Amérique? C'était lui, au fond, le grand responsable de la meute de l'escouade canine de toute la région.

Ce jour-là, d'ailleurs, Shadow avait rendez-vous. Shadow, un berger allemand à l'allure fière, était lui aussi reconnu pour être le meilleur dans son domaine. Son odorat, disait-on au poste où il oeuvrait, pouvait détecter jusqu'à 645 odeurs distinctes. Son maître-chien, un homme viril très attaché à cette bête qu'il considérait plus comme un partenaire (inférieur à lui, certes, mais, tout de même un partenaire) que comme un animal, avait tenu à être présent à ce rendez-vous.

Shadow ne souffrait d'aucune maladie. Bien au contraire, c'était un exemple de santé canine. Ceci dit, à tous les six mois, il subissait une batterie de tests de routine, afin de calmer les angoisses de son maître bien plus que les siennes. Bien élevé, Shadow restait bien assis dans la salle d'attente. Ses oreilles étaient dressées. Son pelage était reluisant. Son museau, humide.

Ce museau se mit à remuer. C'était normal. Toutes sortes d'odeurs animales devaient être présentes dans cette salle d'attente pourtant vide. Mais quand sa truffe se mit à remuer davantage et que sa queue se dressa, son maître reconnut instantanément qu'il se passait quelque chose d'étrange. «Shadow, qu'est-ce qu'il se passe, mon chien?», dit l'homme. Le chien répondit par un petit jappement sec, signifiant «Quelqu'un arrive.»

C'était un petit chat, qui entrait. Chopin, au fond de sa petite cage en plastique moulé, tremblait de peur. Jean, qui tenait la cage, paraissait tout aussi effrayé. Les deux regardèrent la pièce, le policier en uniforme, le chien assis à ses pieds, l'absence de laisse. Jean pris une place assise en face du premier couple, un peu en diagonale, ni trop près, mais étrangement ni trop loin. Au bout de quelques minutes de silence assourdissant, Jean dit enfin: «Vous devriez garder votre chien en laisse. On est dans une clinique vétérinaire, ici.»

«Shadow est tellement habitué et tellement bien élevé. Il a pas porté de laisse depuis des années. On a essayé, au début, mais il était moins efficace avec une laisse, alors on a laissé tomber. On n'a jamais eu de problème. Hein, Shadow?», dit le maître-chien. Shadow sembla encore plus fier. Chopin envia cette liberté, mais aussi cette relation qui lui sembla si authentique.

«Vous avez laissé tomber la laisse. Laissé/laisse: c'est drôle, hein?», répondit Jean en riant maladroitement. Était-il réellement amusé ou simplement intimidé par cet homme en uniforme, qui semblait si sûr de lui? Était-il même un peu excité? Pour se rendre intéressant, il ajouta: «Moi, mon Chopin est tellement peureux que si j'avais pas la cage pour le protéger, il se sauverait bien en courant pour se cacher. Je l'aime, là, c'est pas ça, mais disons que des fois, j'ai plus l'impression d'avoir adopté une poule mouillée qu'un chat.» Chopin n'en croyait pas ses oreilles. Son tremblement de frayeur se transforma en tremblement de colère. Il se mit à faire du grabuge dans sa petite cage.

«Moi, vous savez, les chats... Je trouve ça plate. Ça fait rien. On peut pas communiquer avec ça, on dirait. Je suis plus de type chien.», répondit le policier.

Jean rétorqua: «C'est ça que je voulais, au début, un chien. Un petit chien, parce que chez nous c'est pas bien grand, mais un chien quand même. C'est juste que mon ex voulait rien savoir des chiens. Il... heu, elle s'était faite mordre par un beagle quand elle était petit. Petite. Petite, que je veux dire.» Il toussa. «Alors, on a adopté un chat. Mais maintenant, je suis tout seul. Seul avec un chat. Mais on finit par s'attacher quand même, vous savez.»

Était-ce donc tout ce que Chopin avait été pour son humain, toute sa vie? Toutes ces caresses, toutes ces attentions, avaient-elles été destinées à un autre? Être un chien lui parut tout à coup tellement extraordinaire. De derrière les barreaux de sa petite prison de plastique, il observa ce chien, cet homme, cette caresse vigoureuse, ce contact si naturel, si vrai. Qu'était-il, au fond, lui: un vulgaire chat «plate», qui ne fait rien, avec qui il est impossible de communiquer?

Chopin miaula longuement. Il se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

samedi 9 octobre 2010

Félix et Jean (rencontres fictives)

Félix était un petit garçon modèle. Il réussissait bien à l'école, il était créatif, il avait beaucoup d'amis, il aimait les sports. Vraiment, c'était l'élève le plus équilibré que Jean n'eût jamais rencontré de toute sa carrière de professeur. Peut-être était-ce sa situation familiale qui l'avait rendu si mature, pour un enfant de neuf ans? Son grand frère handicapé intellectuellement, sa mère mono parentale en dépression constante, son père parti vivre avec une jeune femme, puis décédé d'un accident de motoneige: tout cela avait sans doute étrangement contribué à faire de Félix l'être fort et bien ajusté qu'il était. C'était un petit adulte dans un corps d'enfant.

Jean était fasciné par Félix. Il représentait tout ce que lui n'avait jamais été. Enfant, il n'était jamais arrivé à s'ajuster aux réalités de la vie. On le disait maladroit, lâche, paresseux, sans imagination. Dans la cour de l'école, il n'était pas rare qu'on le taquine, qu'on l'insulte, qu'on le batte carrément. Ses notes en avaient souffert, sa vie sociale aussi. Enfant solitaire, il était devenu un adulte solitaire. On ne lui avait connu qu'un seul partenaire, Thomas, un homme de plus de trente ans son aîné, qui était mort du cancer du foie à l'âge vénérable de 74 ans. Leur relation avait été de courte durée, mais cette année-là donna beaucoup d'espoir à Jean, espoir qu'il perdit la seconde même où le corps de Thomas fut incinéré.

Jean aimait enseigner au primaire. Malgré tous ses complexes, il arrivait à être admiré de ses élèves. D'être le maître de la classe, c'était pour lui une petite vengeance pour son enfance ratée. Lorsqu'il vit Félix pour la première fois, un matin de septembre, il reconnut tout de suite en cet enfant une assurance qu'il admira. Il l'envia, même.

Ce soir-là, Jean n'eut pas envie de retourner chez lui après l'école. Son appartement en désordre et l'absence de Chopin, son chat mort la veille, lui pesaient trop lourd. Il resta donc à l'école, afin de donner un coup de main aux divers professeurs responsables des activités parascolaires. Il y avait un cours de dessin pour les jeunes de 5e et de 6e années, du ballet jazz pour les fillettes du premier cycle et, dans le gymnase, les cours de karaté. Il aida Gaétane, qui donnait, le jour, les cours d'éducation physique, à placer les matelas bleus qui faisaient office de tatamis. Il installa des chaises, pour les quelques parents qui assistaient aux cours de karaté. Il s'occupa même d'aller chercher des verres d'eau pour tout le monde. Il prit enfin place parmi les parents, et observa.

De tous les petits karatékas, c'était Félix qui était le plus concentré. Dans son kimono blanc, il rayonnait. La précision de ses mouvements était belle à voir. Aucun geste n'était de trop. Tout était maîtrisé, contrôlé. L'admiration de Jean pour Félix était à son comble. C'était la première fois qu'il le voyait en action dans ce sport, qu'il savait son favori. Il scrutait ce petit bonhomme, qui était un réel exemple de confiance en soi.

Puis, son regard se posa sur James, qui s'exerçait juste à côté de Félix. James était lourd, mou. Ses mouvements étaient imprécis. Son regard était vide. Même son kimono paraissait plus terne. Jean se vit en cet enfant sans éclat. C'était lui, trente ans plus jeune. Ça faisait peine à voir.

Félix, au bout d'un moment, se tourna vers James. Jean crut un instant que Félix allait se moquer de James. Il l'imagina tout de suite l'insultant, le jetant au sol d'un coup de karaté implacable. Mais non. Félix prit James par le coude. Il lui montra comment bien exécuter le mouvement. Il lui fit signe de lever les yeux, de se tenir bien droit. James tenta d'être à l'écoute, sourit. Félix sourit à son tour. Pendant les 30 minutes qui suivirent, Félix guida James. Les deux rirent souvent, complices. La leçon terminée, ils s'échangèrent des petits bouts de papier. James quitta les lieux en tenant la main de sa mère venue le chercher, droit et fier.

Où avait été son Félix à lui alors qu'il était petit, pensa Jean, sur le chemin du retour vers son appartement.

Jean pleura silencieusement. Il se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

vendredi 8 octobre 2010

Nancy et Claude (rencontres fictives)

C'était en 1999. Nancy travaillait comme technicienne de scène pour une compagnie de théâtre spécialisée en théâtre acrobatique. Les spectacles de cette compagnie montréalaise jouaient en tournée un peu partout dans le monde, mais, surtout, «en région».

Quand la petite équipe partait pour une série de représentations «en région», c'était d'abord à contrecoeur, mais, rapidement, se développait une atmosphère de fête. Loin de leurs familles et de leurs amis, les quatre comédiens-acrobates et Nancy la technicienne pouvaient lâcher leur fou. De n'avoir personne pour les juger, personne pour les restreindre dans leurs folies, c'était la petite compensation pour avoir à présenter un spectacle médiocre dans des conditions difficiles.

Il faut dire que Hop-là! (c'était le titre du spectacle) obtenait un succès fou dans les régions éloignées. À Matane, ils avaient battu un record d'assistance avec une foule en délire. À Rouyn, on avait littéralement tapissé la ville de leur affiche de spectacle, pourtant affreuse. À St-George-de-Beauce, les gens du coin leur avaient apporté des tonnes de cadeaux: des bières artisanales, des gâteaux, des t-shirts arborant les armoiries de la ville. À Mont-Laurier, eh bien, ce n'est pas moins que l'amour qu'on leur avait proposé. Du moins, à Nancy.

Faire de la technique de scène avait toujours été un rêve pour Nancy. Toute petite, avec ses amies, elle n'aimait pas jouer à la princesse ou «à la maison», mais elle se faisait une joie de construire des décors, de déplacer des lampes pour éclairer les belles robes roses portées par les autres. Elle prenait plaisir à observer ses petites copines faire semblant de vivre des aventures romanesques ou domestiques, en sachant qu'elle était essentielle à tous ces jeux. Si un service à thé venait à briser, elle le réparait. Si une table devait être transformée en trône, elle s'en chargeait. Si un changement de costume devait avoir lieu, elle était là, prête, en retrait.

Aujourd'hui, à 25 ans, elle continuait de se sentir tout à fait à sa place dans l'ombre, auprès de cette équipe composée de trois jeunes acteurs musclés et d'une jeune danseuse au visage d'ange. Toujours vêtue de noir, elle se fondait aux différentes salles de spectacle et n'était souvent que peu remarquée.

Claude, elle, vit Hop-là! pour la première fois en février 1999. C'est ce soir-là qu'elle comprit tout: qui elle était, ce qui se passait en elle, pourquoi, à son âge, elle n'avait toujours pas trouvé mari. Dès son entrée dans la salle de spectacle (qui, en fait, était aussi le gymnase de l'école secondaire où elle travaillait comme préposée à la cafétéria), elle la vit et se sentit toute chaude en dedans. Quand le spectacle commença, elle n'arriva pas à se concentrer sur l'action. Elle n'avait envie que de regarder derrière elle, à la table où Nancy contrôlait l'éclairage et le son. Elle désirait sentir son t-shirt Iron Maiden, caresser sa chevelure courte et noire, goûter ses lèvres minces. Mais dans son for intérieur, elle doutait. Elle ne s'imaginait pas ce scénario possible. Elle ne croyait pas mériter cette joie.

Une fois la représentation terminée, elle s'approcha tout de même de Nancy pour lui parler, mais, à ce moment précis, arriva Monsieur Gendron, directeur de l'école et responsable des loisirs de la région. Elle ne put qu'observer, de loin, un échange d'enveloppe et une discussion entre Monsieur Gendron et la belle technicienne. Ça n'en finissait plus.

Elle n'allait pas laisser passer cette chance. Sur son programme de spectacle, une feuille photocopiée, inégalement pliée en deux, elle écrit: «J'ai envie de vous connaître. Je serai au bar Fun noir toute la soirée. Claude.» Elle s'interposa entre cet homme, qui était en quelque sorte son supérieur, et cette jeune fille, qui allait la sauver de sa solitude. Elle remit le papier, maintenant plié en quatre, sur la console d'éclairage, en disant: «C'est pour toi, ça.» Elle sortit rapidement de la salle.

Beaucoup plus tard dans la soirée, au Fun noir, Claude en était à sa sixième bière, triste et découragée. «Je suis ridicule. Voir si cette belle fille-là s'intéresserait à moi! Maudite niaiseuse...», se dit elle. C'est alors qu'elle la vit, entrer dans le bar, dans un blouson de cuir qui la rendait aussi belle qu'une princesse. Elle était venue.

Étrangement, cependant, elle ne chercha pas Claude du regard. Elle prit place, avec son équipe de comédiens qui la suivait. La joyeuse bande riait. Ils commandèrent tous des boissons et se plongèrent dans une discussion animée. Au bout de quelques minutes, Nancy tira de sa poche le programme, maintenant plié en huit. Elle le déplia et s'esclaffa. Elle montra à ses camarades le papier. Les rires augmentèrent d'un seul coup, comme un feu sur lequel on jette de l'essence. Tous se passèrent la missive. Certains pleuraient de rire. D'autres faisaient des gestes obscènes avec leurs doigts écartés et leur langue. Le papier fut enfin jeté par terre. On passa à autre chose. Plus tard dans la soirée, Nancy se mit à embrasser Pierre, le bel équilibriste du spectacle, à pleine bouche.

Claude pleura discrètement. Elle se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

jeudi 7 octobre 2010

Robert (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Robert regardait tout autour de lui avec amusement. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Il allait enfin pouvoir se débarrasser de tous ces objets encombrants.

Il avait pensé à ce moment-là souvent et ce, depuis fort longtemps. «Un jour, je vais tout jeter. Tout. Toute cette matière autour de moi sera évacuée de mon univers et je pourrai recommencer à zéro.», se disait-il périodiquement. Il est vrai que le rangement, ce n'était pas son truc. Bien sûr, tous ses amis auraient cru le contraire, mais ils se trompaient. Non, Robert n'aimait pas classer ses possessions. Pour lui, c'était un passage obligé, une tâche incontournable afin de connaître un jour son idéal de pureté. Mais ses expériences répétées ne lui avaient que confirmé ce dont il se doutait depuis tant d'années, mais qu'il se refusait à accepter: sa quête était impossible.

Vivre dans son monde de rêve, où rien ne dépasse, rien n'est de trop, rien ne semble pas à sa place, avec tous ces objets accumulés pendant toute sa vie, ça n'avait aucun sens. Il resterait toujours quelque objet souvenir pour défaire le tableau. Par exemple, une collection d'articles de cuisine, au fil des années, subit tant d'embûches: des lignes de produits qui changent de look, des compagnies qui font faillite, des objets qui s'usent inégalement, des choses perdues, ébréchées, oubliées, retrouvées... Il n'y avait qu'une seule façon d'atteindre cette perfection qu'il recherchait tant. Il fallait tout jeter, sans exception, et recommencer.

Quel plaisir avait-il à bourrer des sacs à ordures gigantesques de toutes ses possessions! C'était une vraie fête. Tout y passa. Articles de cuisine, outils de jardinage, photos, livres, serviettes, draps... Tout. Ses meubles furent descendus un à un sur le trottoir, où ils passèrent de courtes minutes avant d'être ramassés par quelque passant. Les électroménagers disparurent encore plus rapidement. Les gros objets, parfois, furent lancés par les fenêtres, directement dans un gros container qu'il avait loué pour cette journée spéciale. Au bout d'une dizaine d'heures, il ne restait presque plus rien. Les sacs furent déposés dans le container et les tout derniers vestiges de sa vie furent mis dans des boîtes qui subirent le même sort. Il ne restait plus rien. Pas même les vêtements qu'il portait, qu'il avait pourtant bien lavés et repassés, la veille, pour cette grande occasion. Rien.

Robert regarda autour de lui en poussant un soupir de satisfaction. Il regarda la grosse horloge Molson qu'il voyait de sa fenêtre. Il était minuit. Minuit juste. Ce détail lui fit plaisir. Il s'endormit en boule, comme un petit chat, sans aucune arrière-pensée. À vrai dire, sans aucune pensée du tout.

Le lendemain, il était prêt à recommencer, à tout racheter, mais tout en même temps cette fois-ci, d'un seul coup, sans faire d'erreur, sans fautes de goût, sans excès, sans embûches. Son bonheur était immense, pur. C'est alors que l'eau, brune et glaciale, monta, monta, monta...

Vue de l'espace, la Terre avait perdu ses couleurs de terre, son bleu, ses variations géologiques. Tout était lisse, comme une bille. Une petite bille brune qui tournait, tournait, autour du soleil, comme si de rien n'était.

mercredi 6 octobre 2010

Anneke (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Anneke regardait tout autour d'elle avec indifférence. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Sa maison, c'était un désastre constant. Il ne restait plus un seul centimètre carré d'espace pour déposer quoi que ce soit, et ce, depuis des années. Pour cette raison, elle ne faisait que tout jeter par terre, transformant sa petite maison, dans une campagne reculée de la Suède, en véritable dépotoir.

Au village, où elle n'allait que rarement pour s'approvisionner en nourriture, mais surtout en alcool, personne ne lui parlait. Même sa fille, qui travaillait à la pharmacie, n'osait plus lui adresser la parole, ni même la regarder. Devant ces regards fuyants, elle s'était réfugiée en elle-même, comme une âme contenue, seule citoyenne de son monde intérieur.

Cette journée-là, elle avait fait comme d'habitude et s'était réveillée de très bonne heure. Son lit, recouvert sous des tonnes de boîtes, de vêtements sales, d'objets de toutes sortes, paraissait être un nid pour un animal sauvage étrange. Elle s'en sortit comme une morte qui quitte sa sépulture. Elle urina dans un coin de la chambre, sur un amoncellement de vieux journaux. D'un pas lent et lourd, elle se dirigea vers la cuisine.

Dans cette cuisine, il n'était plus question de préparer de la nourriture. C'était plutôt un travail de recherche, de fouille archéologique, qui lui permettait de mettre la main sur un sac de plastique contenant de vieilles tranches de pain moisi ou sur un Tupperware où desséchait un morceau de fromage. Elle but une gorgée d'un liquide rougeâtre, qui nappait le fond d'un verre déniché sur le comptoir. Puis elle trouva un coeur de pomme qu'elle grignota tranquillement, accroupie près du réfrigérateur.

Sa routine fut alors interrompue par un bruit. Toc-toc-toc. On frappait à la porte. Elle resta en boule, les yeux exorbités de frayeur, telle une proie qu'on traque. Toc-toc-toc. À quatre pattes, elle s'avança au travers des décombres, se frottant les genoux sur le parquet délabré et noirci. Devant la porte, elle s'arrêta et attendit. Elle écoutait chaque petit bruit afin de tenter de comprendre ce qui pouvait bien se passer de l'autre côté de sa porte. Elle se leva enfin puis regarda à travers la minuscule vitre de la porte. Elle resta figée.

De l'autre côté, se trouvaient sa fille, accompagnée d'une dame en complet et de trois hommes dans la vingtaine, dont deux portaient à l'épaule des caméras de télévision. Toc-toc-toc. Elle se jeta sur le sol et se camoufla sous un vieux rouleau de moquette. Toc-toc-toc. Elle tentait de ne plus faire de bruit, de contrôler sa respiration. La porte s'ouvrit, difficilement, emportant dans son mouvement souliers, pots à fleurs, bouteilles vides et sacs de plastiques remplis de matière molle.

Dans son esprit, elle vit son univers se détruire. Elle vit de la lumière entrer. Trop de lumière. Elle vit des murs tomber, des hordes de personnes envahir son espace. Elle se vit, elle, perdre tout le contrôle sur un monde dont elle avait été reine depuis si longtemps. Puis elle ne vit plus rien. Rien que du vide.

Dans la chambre où Anneke dort depuis ce jour, tout est blanc. Tout est propre. Mais Anneke ne voit rien de cette blancheur. Partout où elle pose les yeux, il n'y a que du noir.

Et elle ne s'est jamais sentie aussi sale de toute sa vie.

mardi 5 octobre 2010

Bastien (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Bastien regardait tout autour de lui avec intensité. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Il s'avança, regardant au loin, l'air grave. Il ouvrit la bouche... Mais la musique s'arrêta. Et Bastien disparut.

À sa place, celui qui jouait son rôle, le baryton Serge Gagnon, retira son énorme chapeau et ses verres fumés. «Non. Ça ne va pas. Où suis-je? Quelle est mon intention? Je ne peux pas chanter ce rôle dans de telles conditions!», dit-il d'une voix aiguë, avec un accent européen plutôt bizarre pour un Gaspésien. «Il y a un problème, monsieur Gagnon?», répondit Hubert Lesage, un homme roux, assis au centre d'une salle de spectacle vide et sombre. C'était le metteur en scène.

«Je ne comprends pas. Pourquoi ce décor? L'argument spécifie que l'action se passe dans une plaine champêtre du 18e siècle et, autour de moi, il n'y a qu'un amas de vaisselle, de contenants et d'ustensiles dans une cuisine résolument moderne. Je n'y arrive pas. Je n'y crois pas.», ajouta le baryton. «C'est une transposition, monsieur Gagnon. Vous vous promenez à travers des Tupperware, mais ça représente votre incapacité à composer avec vos sentiments face à votre environnement. Ben, pas vous, là, mais votre personnage.», répondit le metteur en scène, d'un ton nasillard et désabusé. «Allez, on recommence.»

La musique reprit. Bastien réapparut, profond. Il chanta:

Ich geh jetzt auf die Weide,
Betäubt und ganz gedankenleer.
Ich seh zu meiner Freu...

Bastien/Serge trébucha sur une râpe à fromage. «C'est impossible! Je ne vois même plus mes marques au sol avec tous ces objets. Comment voulez-vous que je me situe bien au centre de mon éclairage?», lança Serge Gagnon, furieux.

Hubert Lesage appela: «Nancy. Nancy! Pourrais-tu faire des plus grosses marques pour monsieur Gagnon?»

Nancy, une jeune femme vêtue d'un vieux jeans noir et d'un t-shirt à l'effigie de Marylin Manson, arriva sur la scène promptement. «Pas de trouble, Hubert!», dit-elle en se penchant devant notre chanteur qui faisait mine d'enlever des poussières sur son costume, un genre de poncho argenté parsemé de cônes de plastique transparents. Elle poussa quelques objets autour d'elle, puis, à l'aide de ruban adhésif orangé, elle fit un gros «X» au sol. «C'est mieux de même, chéri?», chuchota-t-elle au baryton, qui joua l'offusqué comme pour une salle de 3000 spectateurs, puis fila vers la coulisse.

«Non, mais pour qui qui s'prend, le cave? J'vais y en faire une, une transposition, moi, câlisse!», pensa Serge en se débarrassant de son costume. Il enleva tout, tout. Jusqu'à ses sous-vêtements, qui étaient rose gomme. Il se précipita au centre de la scène, mais glissa sur un rouleau à pâte, puis s'étendit de tout son long, emportant dans sa chute Nancy qui venait de se relever.

«C'est bon. On garde ça! Belle proposition.», cria Hubert Lesage du fond de la salle.

Bastien und Roberdt fut un succès. On remarqua l'audace de la mise en scène, mais, surtout, «le talent unique» de Serge Gagnon.