mardi 16 novembre 2010

Robert prend un petit congé

Le temps de réfléchir à mon avenir, de mettre de l'ordre dans mes idées afin qu'elles soient aussi bien classées que mes épices ou mes Tupperware de marque Rubbermaid, je ne garantis pas la régularité du blogue pendant les jours qui suivront.

Profitez-en pour relire vos textes préférés! (Et classez-les en ordre, si vous en ressentez le besoin.)

À bientôt!

Robert

lundi 15 novembre 2010

Robert a un an

Voyons voir...

La peau de poulet, contenant de graisseux de la chair du poulet? Les maux de pieds, sujet tabou? Les casinos, à éviter à cause de leur design kitsch? One Way Streets, un spectacle du célèbre metteur en scène Hubert Lesage, mettant en vedette une jeune prostituée? Jean, un homosexuel célibataire qui tue son chat en marchant dessus? Jérémie, un enfant handicapé intellectuellement qui meurt heureux dans un désordre qu'on lui a toujours refusé? Le plaisir du Jell-o, qui réside dans sa surface? La magie du chiffre trois? La vie sexuelle des objets, qui se reproduisent en l'absence des humains? Le désordre des rêves? Les pots sous toutes leurs formes, 28 fois plutôt qu'une? La clarté de l'insatisfaction? L'horreur du crime de mauvais design, tristement impuni? La supériorité esthétique du soccer? Le drapeau du Québec, revu et corrigé? Les vêtements, contenants incontournables du corps humain? La beauté des chiffres ronds? L'espace nécessaire à la survie d'un homme, réduit à celui d'une valise préparée pour filer vers Buenos Aires? La Beauce, pas si horrible après tout? Nos cerveaux, contenants incompréhensibles et mal classés? La perfection, personnifiée par la forme pure de l'oeuf? New York, un contenant pour les New Yorkais, dont le couvercle est la frontière américaine? Les émissions de décoration, version «Décore ton âme»? Le nazisme caché derrière des napperons bien enlignés pour un brunch? L'impossible quête du classement des photos? Un Manitobain détraqué collectionneur de pénis congelés? Les multiples possibilités du glaçage d'un gâteau? Le danger de placer ses canettes de Coke toutes du même bord? Le mensonge du classement des chemises par couleur? La prison de la ponctuation? Le cycle incessant de la vie représenté par une brassée de lavage? Les troublantes tentatives risquées d'un homme qui bouscule ses principes? Les esprits tordus derrière la production de l'émission Comment c'est fait? et ses exténuantes explications? Les angoisses d'une mère? L'ultime livre psycho-pop pour gérer sa vie? Robert Lepage sauvé d'un incendie, laissant le gars qui annonce les Shamwow mourir calciné? Le côté risible de la laideur? L'absurdité des recettes mesurées au poids? L'emballage des cadeaux de Noël, plus important que les cadeaux eux-mêmes? Le plaisir coupable d'apprécier les annonces de Reitmans? Les extraterrestres et leurs vaisseaux décorés de stucco et de petits rideaux de dentelle? Lynda Reeves, reine de la déco? Une ode au matérialisme? La quête contradictoire du «Less is more»? Des maisons 100% plastique? L'écosystème surprenant de la moisissure de patates pilées, peuplé de micro organismes bien organisés?

Tout cela, contenu dans un blogue sur le Tupperware?

En fait, non. Du contenant. Que du contenant. «Un blogue avec du contenant», c'est écrit.

Je m'appelle Robert et j'écris quotidiennement ce blogue depuis une année aujourd'hui. Merci de me lire.

dimanche 14 novembre 2010

Robert mange la peau du poulet

Les signes d'un changement radical à l'échelle planétaire ne cessaient de se multiplier.

Manger la peau du poulet, c'était nocif pour la santé. Dans son emballage épidermique, le poulet emmagasinait tous les mauvais gras, lui qui était pourtant réputé pour être constitué de viande maigre. Le poulet savait que sa peau, une fois mangée, augmenterait les risques d'obésité, les taux de cholestérol et le simple sentiment de culpabilité ressenti chez l'humain trop gourmand. Ce savoir, c'était la petite vengeance du poulet. On voulait l'élever dans des conditions horribles, l'abattre avant même qu'il n'ait pu connaître quelques plaisirs de la vie, le rôtir à la chaîne en ajoutant une quantité astronomique de sel, eh bien, il s'assurerait que sa peau soit croustillante et savoureuse, tuant à petit feu cette race qui avait décidé de le tuer, lui.

Robert aussi savait tout ça. Mais, si la chair est faible, la peau (le contenant de la chair), était si appétissante. Ce soir-là, il dévora donc la peau de son demi poulet en cuisses, qu'il avala, lambeau après lambeau. Robert ne se soucia même pas d'utiliser fourchette et couteau. Il mangea avec ses doigts coupables, qu'il lécha, même, tant ceux-ci étaient tachés non pas du sang du crime, mais bien de cette véritable graisse du crime. Robert offrit un spectacle dégoûtant et indigne de lui. Pire: il aima ça.

C'était clair, le désordre mondial était inévitable.

samedi 13 novembre 2010

Robert porte les mêmes vêtements que la veille

C'était un signe clair que quelque chose ne tournait pas rond. Robert, ce jour-là, portait les mêmes vêtements que la veille. Sans les avoir lavés.

Partout, sur la Terre, on ressentit une vague étrange, qui fit frémir toutes les créatures, des plus grosses jusqu'aux plus petites. Quelque chose s'annonçait. Quelque chose allait se passer. L'apocalypse?

Dans les coins les plus reculés, on se mit à se poser des questions existentielles, à douter du bien-fondé des multiples croyances des différents peuples. En Inde, on se posa la question: «Brûler les morts et les jeter dans le même fleuve où on va se purifier, est-ce bien sage? Et que dire de tous ces excréments?». Dans les grandes citées américaines, on se dit: «Balancer toute notre nourriture dans des bacs de vieille huile bouillante usée pour la faire cuire, est-ce là la solution?». Au Mexique, on constata tout à coup qu'il n'était pas impossible de garder les rues plus propres. Dans plusieurs pays d'Europe, on regarda tant de vieux bâtiments, conservés pour des raisons presque oubliées, et on se questionna: «Ne pourrait-on pas tout raser afin de tout recommencer?». On fit pareil à Montréal, remarquant subitement la laideur générale de l'architecture. Dans certaines régions africaines, on s'arrêta net de manger et on pensa: «Manger des insectes, c'est pas un peu dégoûtant, au fond?». Devant le fouillis visible dans tant de villes d'Amérique du Sud, du Moyen-Orient et d'un peu partout sur le globe, on réfléchit: «Ce désordre, est-ce vraiment une bonne idée? Il ne serait pas temps de mettre un peu d'ordre, dans tous ça?». Partout, on prit conscience de toutes ces choses faites, mais qui pourraient ne pas l'être. L'humanité subit un subit «reality check».

Ce fut brutal. Il fallait tout revoir, tout repenser. Ça ne mentait pas. Robert qui portait les mêmes vêtements que la veille, c'était le début de la fin.

Heureusement, cette fin allait aussi permettre un nouveau début. Le début d'un temps nouveau.

vendredi 12 novembre 2010

Robert et la vengeance du Tupperware

Ce matin-là, Robert n'aurait jamais pu s'imaginer ce qui allait lui arriver. Il se leva, un peu plus tard que d'habitude, un peu enrhumé. Il se prépara à vivre une des journées les plus ordinaires de sa vie. Ce n'était pas ce que le destin avait réservé pour lui.

D'abord, tout fut assez ordinaire: il prit sa douche, but un verre de jus d'orange, regarda son courriel, mangea un peu. Il regarda distraitement la télévision, il fit un peu de lecture, il alla chercher du pain à la boulangerie. Il se prépara un sandwich au thon, il le mangea, il but de l'eau, beaucoup d'eau. Sa journée ordinaire battait son plein. Il ressentait une réelle fierté d'avoir réussi son défi de ne vivre rien de spécial pendant sa journée. Un peu de calme, ça lui ferait du bien. Son corps l'en remercierait en éliminant ce rhume automnal bien ennuyant.

Ça faisait à peine quelques heures qu'il était levé, pas plus de quatre heures, qu'il se dit qu'il méritait bien une petite sieste. Il entra dans la chambre, tira les rideaux, ferma la porte. Il éteignit la sonnerie du téléphone, la lumière de la chambre. Toujours en pyjama, il se coucha, ferma les yeux et s'endormit aussitôt.

Quelques minutes passèrent, puis quelques heures. Il dormait toujours, en rêvant des rêves totalement insignifiants, à l'image de la journée qu'il s'était promis de vivre. La tête bien enfoncée dans son oreiller, il était coupé du reste du monde. Quelle réussite c'était, cette pause sans éclat dans sa vie si occupée! Il se retourna lourdement en gémissant de satisfaction. C'est à ce moment qu'il entendit un bruit.

«Scritch, scritch», que ça faisait. Dans son état semi-éveillé, il ne sut pas interpréter le bruit, qui provenait de sous son lit. «Scritch, scritch». Il n'ouvrit pas les yeux, mais, de plus en plus conscient, il cessait de respirer un instant, question de mieux entendre. Le bruit s'amplifia. Rêvait-il? Il se mordit l'intérieur de la joue, pour voir. Non. Malgré sa confusion, il était maintenant certain de ne plus être endormi. «Scritch, scritch, scritch»: le bruit se fit de plus en plus présent. Il ouvrit les yeux. Rien d'anormal ne venait troubler la paix de la chambre à coucher.

Il s'assit dans son lit. Une présence se faisait sentir, c'était clair. Il frissonna. Tout à coup, la porte de la chambre s'entrouvrit sans grincer. Une ombre se glissa hors de la chambre. Lentement, prudemment, il se leva et cria: «Allô? Allô?!» en s'approchant de la porte.

Dans le couloir, il n'y avait rien d'anormal. Tout était à sa place. Les pattes de la chaise près de la porte d'entrée étaient bien enlignés avec les lattes du parquet, la petite table était bien adossée sur le mur, cachant la prise de courant comme il se devait, le vide-poches était vide, comme il le fallait. La porte d'entrée était bien fermée, verrouillée. Rien ne semblait avoir bougé. Pourtant, ce bruit continuait de se faire entendre, plus loin maintenant. Vers la cuisine.

Robert s'avança silencieusement vers la cuisine. Le bruit petit bruit était maintenant accompagné d'autres bruits: «clonk, fuiiiit, poum, scratch, pop, clac, clish». Soudainement, les bruits cessèrent. Robert profita de ce moment de silence pour s'avancer encore et entrer dans la cuisine. Encore une fois: rien d'anormal. Robert était-il enrhumé au point d'en avoir perdu la tête?

Dans sa cuisine, bien propre et bien rangée, Robert tenta de se calmer. Il n'était pas fou, juste un peu fatigué. Il expira longuement. Il eut un petit rire de soulagement, voyant que toute cette aventure n'en était, au fond, pas une, et qu'il allait atteindre son but de vivre une journée extraordinairement ordinaire, comme il l'avait souhaité. Il pensa: «j'ai soif et un bon verre d'eau me fera du bien.»

Il ouvrit l'armoire pour se prendre un verre. Ils étaient là, pêle-mêle. Il ouvrit les autres portes d'armoires, et les tiroirs. C'était encore pire. Tous les vieux Tupperware dépareillés dont il s'était défait presque un an auparavant étaient empilés dans un désordre incroyable. Ne les avait-il pas donnés à une oeuvre de charité? Ne les avait-ils pas remplacé par un ensemble de marque Rubbermaid tout simple, plus facile à ranger? Ne s'était-il pas promis de ne plus jamais chercher un couvercle manquant de toute sa vie?

Ils étaient revenus. On ne se débarrassait pas aussi facilement de contenants Tupperware dépareillés, accumulé au fil de tant d'année, donné par des vieilles tantes bien intentionnées.

Robert avait perdu la guerre. La «Tupperwar». Il capitula. Son rhume disparut soudainement.

jeudi 11 novembre 2010

Robert regarde le clavier de son ordinateur sans bouger

Ça ne lui arrivait pas souvent, mais, parfois, Robert n'avait rien à dire. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert n'avait pas eu d'opinions pointues pendant certaines journées trop ordinaires. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert avait une vague impression de se répéter. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert se disait même que ça devait bien lui arriver plus qu'il ne le croyait. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert se disait qu'il n'avait pas tapé la lettre «w» depuis longtemps. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert avait des envie de

paragraphes là où il n'en faut pas. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert trouvait le rebord en coin de son MacBook bien joli, mais un peu inconfortable pour les avant-bras. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert doutait de l'accord au pluriel de certains mots composés. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert ne terminait pas ses. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert avait honte. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert se disait que l'écriture automatique, c'était une forme d'écriture peu respectable. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert insérait des phrases dans des textes sans trop savoir pourquoi. Ça ne lui arrivait pas souvent, mais Robert avait une vague impression de se répéter.

Ça ne lui arrivait pas.

Pas souvent, en tous cas.

mercredi 10 novembre 2010

Robert fait la sieste

Oui, Robert était travaillant, mais ne méritait-il pas, lui aussi, de temps à autre, la tête bien reposée sur un coussin de lapin, une petite sieste?

mardi 9 novembre 2010

Robert a mal aux pieds

Robert, ce soir-là, avait mal aux pieds. Il souffrait en silence, ne voulant pas importuner les autres avec ses petits malaises. Parler de son mal de pieds, il ne trouvait pas cela intéressant. Il préféra donc garder secrète sa douleur.

Il se sentit fort de ne pas même s'échapper auprès de ses proches. Il se dit: «C'est une vraie preuve d'héroïsme, cette absence de plainte» en se gonflant le torse de fierté. Il garda le sourire, même en marchant. Quand il marchait, chacun de ses pas était comme une petite torture, mais il n'allait pas craquer. Il désirait se contenir, faire le brave. Debout, immobile, c'était pire. En dedans, son corps envoyait des signaux de détresse bien qu'à l'extérieur, tout n'exprimait que calme et confort. Il écoutait comme d'habitude. Il discutait comme d'habitude. Il riait, même. C'était comme s'il jouait un rôle à merveille: l'illusion était parfaite. Même lui, par moments, y croyait. Les secousses douloureuses sous la plante de ses pieds le ramenaient bien, momentanément, à la réalité, mais il ne laissait rien paraître. Pourquoi importuner les autres avec quelque chose d'aussi banal qu'un mal de pieds?

Les gens, il le savait, avaient tant d'autres préoccupations: des enfants qui ne performent pas bien dans leurs cours de violon, des listes d'épicerie à écrire, du souci à propos de la couche d'ozone, de la peine de n'avoir pas bien conclu une conversation avec un parent, des miettes à ramasser dans le fond de leur tiroir à ustensiles, la peine de mort toujours en vigueur dans tant de pays, des crèmes de champignons renversées, des boîtes de mouchoirs de papier presque vides (parfois ne contenant que le dernier, qui pendouillait pathétiquement), des doutes à propos de la sincérité des sentiments de l'être aimé, des troubles de vision nocturne, des remords à propos d'événements historiques passés mais qui hantent toujours, des couvercles de pots à épices mal fermés qui tombent dans une paella entraînant dans leurs chutes un excédent d'épice, la faim dans le monde, la guerre, la mort, la calvitie... Tant de sujets, tous importants, par moment.

De plus, il savait qu'il n'avait pas de cor. Pas de callosité. Pas d'infirmité particulière. Ses pieds étaient normaux. Simplement fatigués. Ça ne méritait pas qu'on en parle. Il n'y avait rien de nouveau à dire à ce sujet. Ses pieds lui faisaient mal, et après tout? On n'allait tout de même pas lui organiser un téléthon! D'autres souffrances humaines passaient bien avant son petit trouble même pas digne d'un podiatre. Aucun article de journal n'allait être écrit à ce sujet. Aucun roman. Aucun film hollywoodien.

Ça ne valait même pas quelques minables paragraphes.

lundi 8 novembre 2010

Robert ne sait pas quoi faire pour souper

Robert aimait bien manger. On pouvait dire de lui qu'il appréciait faire bonne chère, même s'il n'était pas fou de cette expression et de son orthographe illogique. Il réglerait bien cette nocive fantaisie de la langue française un jour, si on finissait par lui donner enfin les rênes décisionnelles qu'il se disait mériter. Il aurait tant aimé avoir un peu (ou beaucoup) de pouvoir sur le monde qui l'entourait, lui qui savait toujours quoi penser, et comment.

Par contre, ce soir-là, Robert faisait face à quelque chose d'inhabituel: l'indécision. En effet, il ne savait pas quoi faire pour le souper. Manger, manger, il voulait bien, mais il vint à trouver que les choix s'offrant à lui étaient somme toute limités. Oui, il y avait bien des ingrédients disponibles, bien des façons d'apprêter ces ingrédients, en s'inspirant de tant de cultures culinaires, mais, au bout du compte, tous ces choix ne finissaient-ils pas par revenir au même?

Ce soir-là, Robert se dit qu'il avait fait le tour des options comestibles et ne voulut pas se résigner à répéter cet incessant cycle. Il se mit à réfléchir aux ingrédients de base. Des fruits de mer? Il en avait mangé avant-hier. Du boeuf? Ce choix ne revenait-il pas sans cesse? Du poulet? Vous voulez rire?! Cette bestiole devait bien bondir dans tous les plats qu'elle voyait! Du riz, des pâtes, des tortillas, du pain baguette, de la pâte à tarte, du couscous, du pain nan, du pain de seigle, des crêpes, des galettes... Tout ça, ce n'était que des variations sur un même thème, pensait-il. Les légumes, bien que nombreux, ne finissaient-ils pas eux aussi par perdre leur lustre de nouveauté après tant d'années de cuissons, même variées? Que restait-il? Les fruits? Pour souper? Ces derniers n'avaient jamais prouvé beaucoup d'autonomie pour satisfaire l'appétit. On pouvait bien les mélanger, mais à quoi? Les produits laitiers, il ne voulait même pas en entendre parler, tant il semblait les connaître comme de vieux amis qui radotent sans cesse les mêmes histoires. Les oeufs, c'était bon, simple, oui, mais ne venait-il pas d'en ingérer pas plus tard que quelques heures auparavant? Les épices, c'était bien beau, il y en avait des centaines, des milliers! Mais pour épicer quoi? Toutes ces choses comestibles, il y pensait ce soir-là et en baillait d'ennui.

Le temps passait, passait, et Robert n'avançait pas dans sa réflexion. Ses attentes élevées pour la nouveauté l'empêchaient carrément d'arrêter son choix sur un repas. Il ne lui restait que deux solutions: jeûner ou baisser ses attentes.

Il tenta le jeûne, jusqu'à ce qu'il ressente un petit creux. Après ce qui parut être la plus longue demi-heure de sa vie, il revit ses attentes à la baisse. Il se précipita au petit marché du coin et il fit une chose terrible: il improvisa. Il se laissa emporter par le flot de la vie, par le fruit du hasard.

Un peu plus tard que d'habitude, trente minutes pour être exact, il mangea.

Étrangement, il arriva même à trouver ça bon.

dimanche 7 novembre 2010

Robert au casino

Robert détestait les casinos. Toutes ces lumières clignotantes, ces machines visuellement et auditivement polluantes, cette décoration ostentatoire à la limite du kitsch, vraiment, Robert avait tout ça en horreur.

Or, pour toutes sortes de raisons, ce soir-là, Robert était allé passer la soirée au casino.

Dès son arrivée, ça le frappa: ici, le bon goût n'avait pas sa place. Et le bon goût, Robert connaissait. Si un jour l'humanité décidait de légiférer sur le bon goût, il serait le candidat idéal pour en déterminer les limites. D'ailleurs, il rêvait souvent à ce jour, en s'imaginant, penché sur des dossiers chauds comme l'interdiction ou non du foulard musulman sur des bases uniquement visuelles. De cet angle, avec son jugement aiguisé, il se sentirait enfin vraiment utile à la société.

Au casino, si on lui avait donné la responsabilité de décider de l'existence de ce qui l'entourait, même avec beaucoup de bonne volonté de sa part, il n'aurait pas resté grand chose. Sous ses pieds, les tapis bariolés se suivaient, mais ne se ressemblaient pas, sinon dans leur désir d'agresser le regard. Au-dessus de sa tête, des faux plafonds aux textures aussi variées que clinquantes, semblaient s'abattre sur les têtes. Devant, que du laid: des machines massives, joufflues, aveuglantes de leurs lumières multicolores et jamais tamisées. Tout autour, rien n'était subtil, doux, apaisant. Tout n'était présent que pour étourdir.

La laideur, devait-il le dire, s'était aussi malheureusement emparée des gens qui fréquentaient l'établissement. Il vit des coiffures ridicules, des robes et même des vêtements masculins envahis de paillettes, des maquillages excessifs sur tant de personnes pathétiquement bien intentionnées. D'autres, eux, avaient opté pour le confort: pantalons sans forme, souliers insignifiants, chandails de coton ouaté décorés de têtes de loups. Chez tout ce monde, des regards hagards, hypnotisés. Heureusement, Robert n'était pas ici pour être baigné de beauté, ni même pour aller à la rencontre de confrères humains, mais pour jouer. C'était l'utilité d'un casino, non?

Il s'approcha de quelques machines. Non seulement le fouillis visuel ne permettait pas ce moment de détente qui lui semblait pourtant propice dans un «lieu de divertissement», mais tout paraissait conçu pour créer la confusion. Même les actions les plus simples se voyaient compliquées. Où fallait-il mettre l'argent? N'était-ce pas là le but premier de ces appareils? Tant de fentes, de trous, d'interstices se côtoyaient. Tant d'instructions écrites en lettres minuscules, sans aucun souci d'équilibre graphique ne faisaient croire qu'à un travail de dernier de classe d'une école de design de bas étage. Tant de boutons s'alignaient, quand, au fond, un seul aurait sans doute suffit.

Tentant de faire fi de ce désastre conceptuel, Robert tenta de jouer. Jouer? À quoi donc jouait-on, ici, au fait? Pour jouer pour vrai, ne fallait-il pas être mis au courant du but du jeu? Certains arrangements plaisaient à l'oeil de Robert, comme cette série «citron - lingot d'or - citron», si douce à l'oeil de par sa monochromie, mais ne valaient pas de récompense. En revanche, les gros lots, souvent, apparaissaient aux moments les plus incompréhensibles, alors que la machine, avec des motifs étoilés démodés ou des images stroboscopiques, redoublait d'ardeur pour déplaire esthétiquement. Ces «jeux» ne faisaient preuve d'aucune logique, vraiment.

Au bout de la soirée, après de multiples tentatives de comprendre cet univers, Robert se retrouva exactement avec le même montant d'argent qu'à son arrivée. Cela lui plut. Il trouva, dans l'absurdité de cet échange entre son argent à lui et l'argent du casino, un équilibre rassurant.

C'était, pensa-t-il, le seul élément équilibré de toute cette aventure.

samedi 6 novembre 2010

Robert rencontre Martine

Robert aimait bien les enfants. Ceux des autres. Pas plus de quelques heures d'affilée. Sous surveillance (et quelques sédatifs, au besoin). C'est ce qu'il disait.

Cet après-midi là, il devait passer un peu de temps chez sa vieille tante, car, oui, Robert n'était pas seul au monde. Cela dit, cette vieille tante, il ne la voyait presque jamais. Elle était autonome, après tout. 90 ans et elle préparait elle-même son gruau du matin. C'est qu'elle en avait dedans, la vieille!

Normalement, les visites se déroulaient toujours de la même façon: Robert arrivait, il donnait à sa vieille tante une quelconque plante en pot, ils prenaient place à la table de la cuisine et buvaient du thé au lait avec des petits biscuits secs pendant que la vieille tante racontait tout ce qui s'était passé depuis la dernière visite (c'est à dire: rien) à Robert qui s'efforçait de ne pas voir la décoration trop chargée qui semblait foncer sur lui, comme une bande de loups voraces autour d'un petit poulet. Une fois, un bibelot en fausse porcelaine représentant une fermière entourée de lapereaux recouverts de minuscules cristaux brillants avait lancé un regard menaçant à Robert. Il l'aurait juré.

Ce jour-là, cependant, la routine fut brisée. En effet, La vieille tante avait auprès d'elle une jolie petite fille, la nièce de la fille de la voisine (ou quelque chose du genre). Cette enfant, qui portait une robe rose toute délicate, bien qu'un peu courte et qui laissait voir impudiquement sa petite culotte, s'appelait Martine.

Dès que Robert entra chez sa vieille tante, Martine se jeta sur lui. Il faillit échapper son dieffenbachia enveloppé dans une pellicule plastique transparente. «Bonjour, toi, comment allez-vous?», dit-il à l'enfant qui le serrait au niveau des genoux. «On va jouer!», répondit la gamine, enthousiasmée. Robert eut à peine le temps de poser la plante sur la table et de saluer sa tante qu'il se retrouva assis par terre devant un arsenal de poupées et de pouliches roses en plastique.

«La celle avec des coeur dessus, c'est ma mienne, ok?», dit Martine. Robert eut envie de rectifier les erreurs de syntaxe de cette fillette, mais l'enthousiasme de cette dernière eut raison de cette réplique. Il répondit donc: «Bon, moi je vais placer les poupées en rang et on va leur faire une course de pouliches, ok?». La vieille tante, qui préparait le thé en regardant vaguement une vidéo de pilates d'une ancienne plongeuse olympique, jeta un coup d'oeil attendri vers Robert.

Quelques minutes plus tard, Fard-à-joues battait Crinière-dorée à plate couture devant une foule en délire. Le thé était prêt. La vieille tante prit place à table, attendant que Robert vienne la retrouver. Celui-ci, cependant, n'était pas prêt à boire le thé. Il avait la tête ailleurs. Il exigea une course de revanche, cette fois-ci avec une pouliche plus robuste. Il n'allait pas se faire humilier devant tant de poupées disparates, ah non. Il sélectionna attentivement la pouliche fuchsia avec des points jaune clair et annonça que Fifi-brindacier allait se mesurer à Fard-à-joues.

La vieille tante buvait son thé, trempant des biscuits secs dedans avec précaution, en prenant soin de ne pas laisser flotter trop de miettes dans le liquide chaud.

Robert et Martine durent bien jouer plusieurs heures ensemble, pas seulement avec les pouliches (Robert délaissa les pouliches dès sa première victoire, celle de Gomme-à-mâcher), mais avec des jeux de toutes sortes. Martine n'était pas arrivée les mains vides. Son sac à dos était rempli de jeux et de jouets, tous plus colorés les uns que les autres. La plupart de ces objets étaient tout sauf monochrome et épuré, mais Robert ne sembla même pas s'en rendre compte.

Quelques heures plus tard, la maman de Martine, une pimbêche peroxydée, arriva pour venir chercher sa fille. Elle regarda Robert, couché par terre, recouvert de fleurs fabriquées en cure-pipes aux tons pastel. Martine conduisait une petite voiture de Barbie sur le ventre de Robert, tentant de ne pas écraser les fleurs. Il y eut un petit moment de malaise, puis Martine et sa vilaine maman quittèrent en remerciant la vieille tante de son hospitalité. Robert quitta à son tour, voyant que la vieille tante s'apprêtait à regarder à la télévision un film d'action américain, mettant en vedette Steven Seagal, traduit en français. Il embrassa sa vieille tante qui lui sourit, d'un air complice qu'il n'arriva pas à décoder, puis sortit.

Le thé refroidi de Robert resta sur la table jusqu'à la première pause publicitaire, puis la vieille tante le vida dans l'évier de la cuisine, lava la tasse et la replaça dans l'armoire, anse du bon côté, auprès des autres.

vendredi 5 novembre 2010

Robert renverse une sopa de lima

Robert n'aimait pas gaffer. Ce soir-là, il voulut simplement sortir un sac de pain du réfrigérateur et entraîna un contenant Tupperware de marque Rubbermaid droit vers le plancher de la cuisine.

Il n'y eut pas de ces moments de ralentis que disent souvent avoir vécu les gens qui font des gaffes. Non. La soupe, en une période de temps qui parut même encore plus courte que la seconde nécessaire à la chute réelle, se répandit partout. Elle éclaboussa dans tous les sens, se propulsant hors du contenant, qui perdit son minable couvercle.

La sopa de lima était une soupe que Robert affectionnait particulièrement. Faite avec amour, cette soupe avait été préparée avec un bouillon de poulet biologique maison. Certains des ingrédients avaient été achetés dans une petite boutique de produits alimentaires mexicains, ravissant le vendeur (un Mexicain) qui s'exclama: «Ah, une sopa de lima! Merveilleux!» en dénichant un de ses meilleurs petits pots de salsa habanera pour le vendre à Robert.

Robert n'arriva pas à trouver l'incident amusant. Il nettoya le plancher sans le moindre sourire.

jeudi 4 novembre 2010

Robert prend des shooters

Oui, ça lui arrivait, Robert faisait parfois preuve d'excès. Ce soir-là, il rencontra un certain Jack Daniel.

Ce genre de rencontre excessive lui permettait d'être encore plus mesuré le lendemain.

C'était un phénomène qu'il ne comprennait pas, mais qu'il avait fini par accepter comme quelque chose d'inévitable.

Heureusement (?)...

mercredi 3 novembre 2010

Robert dans la toundra

Robert se sentait bien, tellement bien. C'était comme s'il s'était défait d'un poids énorme, comme un ciel dégagé après une averse. Les tensions s'étaient accumulées, petit à petit, mais maintenant, il se trouvait libre.

«Jamais je n'aurais cru possible de laisser s'encombrer ainsi un congélateur», se dit-il, en regardant fièrement l'intérieur du congélateur de son réfrigérateur maintenant nettoyé et bien rangé.

En effet, depuis quelques mois, il s'était laissé aller. Il n'avait pas été vigilant et avait ignoré certains signes: des bleuets qui roulent par terre, des aliments similaires placés dans deux sections différentes, des restes dignes d'une excursion archéologique dans une toundra glacée. Il y avait pire: ces cubes de glace, partout, partout.

Parfois, il regrettait son choix d'électroménager. Son réfrigérateur, acheté au moins dix ans plus tôt, était magnifique, tout paré d'acier inoxydable et beaucoup plus beau que tous ces récents modèles affublés de vulgaires courbes (qui polluaient carrément les magasins depuis quelques années), mais le congélateur était franchement minuscule. Il avait choisi, à l'époque, un de ces nouveaux modèles munis d'un congélateur non pas situé dans la partie du haut, mais dans la partie du bas. Il avait cru en cette innovation. Il s'était dit que c'était une nette amélioration d'un design classique, pas juste une fonction nouvelle pour pousser les gens à consommer. Il avait été heureux longtemps de cette acquisition. Seulement, depuis quelques temps, il s'était rendu compte que tout changement apporte sa part de bien et de mal.

Le congélateur, dans la partie du bas, était plus petit que celui des modèles précédents. La raison? Comme il fallait se pencher pour atteindre le contenu du congélateur, les concepteurs de cet objet avaient imaginé un système de tiroir à glissière. À première vue, c'était là une alternative sensée. Mais c'était sans compter toute la perte d'espace que ce mécanisme allait faire perdre à l'habitacle glacé. De plus, une fois l'espace utilisé ou encombré, cette glissière se trouvait parfaitement inutilisable. Avec des glaçons dispersés partout, c'était encore pire.

Ah, oui, c'est que Robert s'était aussi procuré l'option «machine à glace». De la belle glace fraîche, sans avoir à remplir de désuets contenants qu'on ne sait jamais où mettre et qui renversent au moindre faux mouvement vers la tablette, n'était-ce pas là une porte ouverte sur un monde d'harmonie et de paix? La réponse comportait sa dose de nuances. Oui, la machine permettait de jouir de glaçons sans effort. Le système fonctionnait très bien. Trop même. En effet, la machine était si zélée que les cubes de glace pouvaient facilement finir par envahir tout l'espace, se faufilant partout, derrière les tablettes, sous le système de tiroir à glissière, parmi les aliments pris prisonniers.

Cette apparence de désordre était un milieu propice au relâchement. Ainsi, Robert, parfois, se laissait aller à une paresse qui ne lui ressemblait pas. Il ne refermait pas les boîtes de raviolis chinois. Il n'emballait qu'approximativement les blocs de parmesan. Il empilait les Tupperware n'importe comment, comme un amateur. Il achetait des produits qu'il possédait déjà, mais qui étaient inatteignables ou tout bonnement invisibles. Même ses boîtes de bicarbonate de soude n'étaient pas changées régulièrement. Il en avait déjà libéré certaines qui devaient bien avoir passé plus de cinq mois à attendre, tentant tant bien que mal de remplir leur rôle désodorisant.

Mais voilà, aujourd'hui, il était passé à l'action. Il avait tout vidé, tout nettoyé. Il avait remplacé la boîte de bicarbonate de soude. Il avait classé les aliments congelés comme il se devait. Il en avait jeté plusieurs. En pas plus d'une quinzaine de minutes, il était arrivé à faire tout ça. Et il se sentait tellement mieux. Il redécouvrait avec joie l'intérieur de son congélateur. Pourquoi s'était-il si longtemps privé de ce plaisir? «Plus jamais», se promit-il.

Il resta assis longuement sur les tuiles du plancher de la cuisine, devant cette porte ouverte, regardant l'intérieur de son congélateur. Ça lui fit tout chaud en dedans.

mardi 2 novembre 2010

Robert et les robots

Robert, ce jour-là, avait beaucoup à faire.

Il fallait passer l'aspirateur. Le four devait être récuré. Le disque dur de son ordinateur devait être nettoyé (tant d'autres opérations devaient être exécutées pour permettre le bon fonctionnement de son ordinateur). Au congélateur, il ne restait plus de glaçons. Il devait laver les serviettes blanches. Sécher les linges à vaisselle. Il y avait beaucoup de vaisselle sale, aussi. La douche, elle, demandait un entretien constant. De plus, il ne voulait pas manquer sa série télévisée préférée, même si on disait de cette émission qu'elle était destinée à un public de préadolescentes impopulaires.

Son réveille-matin préprogrammé le réveilla de très bonne heure. Il prit sa douche (à température constante programmée) puis vaporisa les tuiles d'un produit fantastique dont «les particules s'activent d'elles-mêmes pendant toute la journée», selon la publicité. Il entendit un bruit: c'était la chute des glaçons de la machine à glace intégrée à son congélateur. Il mit les serviettes blanches dans la laveuse et appuya sur le bouton. Il mit les linges à vaisselle dans la sécheuse et appuya sur le bouton. Il appuya sur le bouton de mise en marche de son four autonettoyant. Il ferma la porte du lave-vaisselle, qui partit tout seul puisque c'était un Bosch. Pendant ce temps, les tâches préprogrammées sur son ordinateur s'abattaient, une à une. Il appuya sur le bouton de son aspirateur robot et quitta la maison en armant sur le système d'alarme, d'un doigt enfoncé sur une touche.

Il ne revint que plusieurs heures plus tard, quelques heures après la diffusion de son émission préférée, qui avait été enregistrée automatiquement grâce au système de programmation. Il regarda son émission.

Exténué, il alla se coucher. Il ferma les yeux et se trouva bien seul à devoir contrôler toutes ses pensées, jusqu'à ce qu'il tombe enfin dans un sommeil profond.

Toute la nuit, il rêva. Des rêves qu'il n'eut pas l'impression d'avoir à inventer lui-même.

lundi 1 novembre 2010

Robert au pays de l'infiniment petit

Robert, ou plutôt ce qu'il en restait, se trouvait un peu sonné, mais n'allait pas laisser tout tomber, comme ça, simplement pour avoir été dévoré par des morts vivants. Non, non. Robert, c'était un combattant. Il regroupa donc le plus grand nombre de lambeaux microscopiques de son corps et les façonna de manière à former une petite boule: une boulette de Robert, miniature, composée de quelques atomes tout au plus.

La boulette, à son avis, c'était une idée formidable. «Une sphère, ça roule», s'était-il dit. Il se mit donc sur le chemin du retour vers sa maison, afin de terminer cette omelette, avec ou sans lait. Il pourrait peut-être simplement n'y ajouter qu'un peu d'eau?

Comme il était rendu infiniment petit, par contre, le trajet n'allait pas être de tout repos. Heureusement, avec sa taille réduite, il passerait inaperçu devant d'éventuels morts vivants, zombies ou autres monstres terrifiants et affamés.

Ça devait bien faire une demi-heure qu'il roulait et il se rendit compte qu'il avait à peine avancé d'un millimètre. Peu enclin à se décourager rapidement, il poursuivit son odyssée. Sa nouvelle forme et son échelle réduite, au fond, ne l'avaient pas changé, du moins, pas essentiellement. Il restait le même Robert, mais moins en volume, c'était tout. Ce qui avait changé, c'était sa perception du monde qui l'entourait.

En effet, il se mit à remarquer une foule de choses qu'il n'avait jamais vraiment perçues auparavant. La saleté du sol, qui normalement l'aurait dégoûté, paraissait plus organisée d'un point de vue infiniment petit. Chaque atome de saleté se tenait bien à «un bras» de distance de son voisin, dans un système étonnamment complexe mais rigoureux. Les taches cristallisées, surtout, formaient des compositions dont il pouvait maintenant apprécier toute la subtile géométrie. Les tuiles collantes du plancher paraissaient être de plaisantes collines, vue leur porosité. Même la lumière était différente. Cet espace lugubre, agrandi plusieurs fois, s'était transformé en un arrangement ajouré, comme une fine dentelle mathématiquement brodée, où il était possible de voir au travers des objets.

Dans cet univers, qu'il découvrait avec bonheur au fil de son périple, tout lui semblait beau. L'extrême organisation de ce qui l'entourait lui fit presque regretter de ne pas avoir atteint cette taille plus tôt. Il se rendit compte avec joie qu'un atome, bien qu'il fût celui d'une quelconque saleté, ne pouvait pas être sale, lui. Il se sentit en paix. Il se sentit invincible.

D'ailleurs, au-dessus de lui, il avait remarqué des pas. Mais même ces pas n'arrivaient pas à l'écraser. Il resterait toujours une distance minime entre lui et son environnement, entre la boulette qu'il était devenu et les atomes d'une éventuelle semelle de soulier. Ce soulagement lui fit se poser une question: «Moi-même, ne suis-je pas composé d'atomes qui ne se touchent pas vraiment?», puis il s'observa.

C'était vrai. Chaque petite particule du Robert qu'il était maintenant n'était pas attachée à l'autre. Entre chacune, un espace, un vide. Un petit creux.

C'est vrai qu'il n'avait encore rien mangé de toute la matinée.