samedi 30 janvier 2010

Conte de banlieue


En route vers l'école, le petit Robert rêvasse. Il marche lentement vers l'arrêt d'autobus, sur un trottoir neuf dans un quartier neuf d'une ville de banlieue neuve. Il connaît son chemin par coeur. Il n'a pas à réfléchir au trajet. Il lui semble que ce trajet, il l'a parcouru des milliers de fois. Il ne regarde pas où il va, ni les maisons autour de lui, ni les arbres, ni les autos stationnées. Il pense à ses jouets préférés, il s'invente des histoires. Il s'imagine dans la peau des autres: «Ça serait comment, être vieux comme papa?»... «Ça serait amusant, être un chat?»... «Si j'étais une fille, je pourrais jouer avec les Barbie de ma soeur et personne ne dirait rien.»... «Si j'étais Ken, je trouverais Gi Joe vraiment trop gros; il ne rentre même pas dans la voiture de Barbie, lui!»... «Si je jouais dans Quelle Famille, est-ce que je serais une vedette?»... «Si j'étais né dans un autre pays, est-ce que je serais noir?»... Un bruit le ramène à la réalité.

C'est l'autobus jaune, tout au bout de la rue. L'arrêt stop n'est pas si loin, mais Robert se dépêche. Son coeur bat. Il ne veut pas manquer l'autobus. Même si on rit souvent de lui quand il court (on s'amuse souvent à l'imiter quand il court, en dépliant exagérément les jambes vers l'extérieur), il court vers l'arrêt stop. Il serre les poings, pour faire comme l'homme de six millions de dollars quand il court, pour courir plus vite. En serrant les poings, il se rend compte de quelque chose d'horrible. Son sac. Son sac d'école. Il est resté sur la troisième marche de l'escalier de la maison. Avec tout dedans: ses cahiers, ses crayons, son sac de papier avec son lunch. Maman avait préparé un sandwich au fromage et lui avait pourtant dit, en plaçant les deux moitiés triangles dans un Tupperware carré exactement de la bonne grosseur: «Tu n'oublieras pas ton lunch, là. Tu n'oublieras pas ton sac d'école!».

Robert s'arrête de courir. L'autobus est à quelques coins de rue de l'arrêt. Robert panique. Il ne sait plus de quel côté courir. Il est comme déchiré. Il se retourne et se remet à courir vers la maison. Il court chercher son sac. Il aura le temps. Le temps d'aller chercher son sac, de ressortir de la maison, de courir vers l'autobus qui s'arrêtera peut-être pour l'attendre. En courant, il repense à Barbie, à Ken, à son chat, à Steve Austin, à papa, au goût du fromage jaune mélangé avec la margarine et le pain blanc, au geste sûr de sa maman qui ferme bien le couvercle du Tupperware en appuyant avec ses deux pouces pour faire sortir l'air. Tout ça, presque en même temps. Il entre dans la maison, il attrape son sac d'école, il ressort en claquant la porte et il court vers l'arrêt. Il ose un moment regarder au loin. L'autobus est parti, n'a pas pris le même chemin que d'habitude. Par contre, il voit aussi d'autres enfants de son école, en train d'attendre à l'arrêt stop.

Les Anglais. C'était l'autobus des Anglais, qui passe lui aussi sur sa rue, quelques minutes plus tôt, à tous les matins, mais qui va à l'école des Anglais. Il n'a pas manqué son autobus. Il se sent léger, mais continue à courir. Il est soulagé, tellement soulagé qu'une fois arrivé à l'arrêt stop, on se moque de lui en imitant sa façon de courir, mais ça ne lui fait rien.

Il pense: «Un jour, c'est moi qui rirai d'eux. Moi, je deviendrai un Gi Joe, un chat, une Barbie, un papa, un homme de six millions, un noir, une vedette!». Son autobus arrive. Il monte le dernier, s'assoit sur la banquette de cuirette vert foncé et continue à rêvasser.

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