dimanche 31 octobre 2010

Robert et les morts vivants

Il faisait froid, ce matin-là. Robert, à son réveil, dut augmenter la température du plancher chauffant de la salle de bain. Au bout de quelques minutes, sous ses pieds, les tuiles de céramique noires dégageaient déjà une bienfaisante chaleur. Robert put donc faire sa toilette du matin bien réconforté par son plancher, qu'il aimait tant. Il ne trouva pas sa brosse à dents, mais se dit qu'il méritait bien d'en déballer une nouvelle. Il en retira une du tiroir où il gardait ses brosses de rechange, bien rangées côte à côte comme dans un magasin.

Puis il s'habilla chaudement, et commença à préparer son petit déjeuner. Il voulut faire une omelette, mais au moment où il voulut verser un nuage de lait dans sa préparation afin de la rendre plus duveteuse, il se rendit compte que le contenant de lait avait été rangé vide au réfrigérateur. «Étrange», se dit-il. En effet, ce genre de distraction, ce n'était pas son genre.

Il décida donc d'aller au petit marché du coin afin d'acheter du lait. Il ouvrit la porte du placard d'entrée, pour y chercher son manteau noir Jack & Jones, celui qui était trop chaud pour une journée normale d'automne, mais pas assez pour une journée d'hiver. Il serait juste parfait pour cette calme journée d'automne, fraîche et grise. Ce manteau noir était facile à repérer. Il plaçait toujours les manteaux en camaïeu décroissant, du noir au blanc. Si plusieurs manteaux étaient de la même couleur, c'était le degré d'épaisseur qui dictait l'ordre. Bref, à gauche, vers le milieu de la section des manteaux noirs, se trouverait ce manteau idéal, qu'il ne pouvait pas porter bien plus souvent qu'une dizaine de jours par année. Cependant, lorsqu'il tendit la main vers l'endroit approprié, il ne trouva pas le manteau. Il dut parcourir toute la gamme de coloris pour enfin trouver son manteau camouflé entre un parka vert armée et un coupe-vent vert bouteille. «Très étrange», pensa-t-il. Pourquoi ce manteau s'était-il retrouvé là?

Il descendit dans la rue. Dehors, le matin brumeux ne laissait voir aucune âme qui vive. Les trottoirs étaient déserts, les rues comme arrêtées dans le temps. Arrivé devant le marché du coin, il observa une petite pancarte écrite à la main: «De retour dans 5 minute». Sans «s». Comme il n'avait vraiment pas envie d'attendre le retour de ce dernier de classe, il entreprit d'aller au marché qui se trouvait un peu plus loin, de l'autre côté du pont.

En marchant, seul le bruit de ses pas brisait le silence qui régnait sur son quartier. Il passa sous le pont, où aucune voiture ne roulait. Il entra enfin dans ce petit marché qu'il ne fréquentait normalement jamais. Il le trouvait sombre, sale, lugubre. Il parcourut l'allée centrale, afin d'atteindre le comptoir réfrigéré, tout au fond, qu'il détecta au vrombissement de son moteur de système de réfrigération.

Devant les portes vitrées, s'étalaient devant lui contenants divers, poussiéreux et au design graphique qui semblait avoir été créé des décennies plus tôt. Il repéra la section des produits laitiers. Les contenants de lait ne se trouvaient pas à la hauteur des yeux, comme il se devait, mais plutôt sur la tablette du bas, près du plancher de tuiles collantes et affichant une mine négligée. Il se pencha, ouvrit la porte. «10 - 31 - 78», que c'était écrit sous l'inscription «meilleur avant» du litre de lait qu'il choisit. 78? Ce chiffre ne pouvait être le jour, encore moins le mois. Il conclut donc qu'il s'agissait de l'année. 78. Comme dans 1978? Il brassa le contenant. À l'intérieur, de probables grumeaux faisaient un bruit sourd de vagues gluantes. Sans hésiter, il reposa le contenant sur la tablette, referma la porte vitrée et se retourna pour quitter ce commerce indigne.

«On peut vous aider?», dit alors une voix rauque. Il leva les yeux. Une femme en décomposition le regardait, du seul oeil qui lui restait. Robert figea, glacé d'effroi. «Il n'est pas assez bon pour vous, mon lait?», ajouta la femme, d'un ton hautain qui contrastait avec son look franchement négligé. «Non, non... Il est parfait, votre lait. C'est juste que...», répondit Robert en bégayant. Alors, il poussa tout le contenu d'une tablette remplie de nourriture pour chiens sur la femme, la jetant au sol, et prit la fuite.

On lui bloqua aussitôt le passage. Il fit face à une bande de créatures vaguement humaines, qui le dévisageaient en bavant. Prenant son courage à deux mains, il lança: «Mais, qui êtes-vous?». Le plus décomposé, un homme d'âge mûr qui ne savait définitivement pas comment agencer ses vêtements, lui répondit: «Nous vivons partout autour de toi. Nous sommes les morts vivants. Nous nous cachons partout. Nous voulons te manger.»

Tous se jetèrent sur Robert. Ce dernier tenta de se réveiller, croyant à un cauchemar. Mais non. Ce n'était pas un rêve.

Des lambeaux et des miettes de Robert traînèrent sur le sol froid du petit commerce. Le sang cailla rapidement.

Chez Robert, sur le comptoir, des oeufs battus attendirent un nuage de lait en desséchant lentement, lentement.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire