mercredi 6 octobre 2010

Anneke (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Anneke regardait tout autour d'elle avec indifférence. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Sa maison, c'était un désastre constant. Il ne restait plus un seul centimètre carré d'espace pour déposer quoi que ce soit, et ce, depuis des années. Pour cette raison, elle ne faisait que tout jeter par terre, transformant sa petite maison, dans une campagne reculée de la Suède, en véritable dépotoir.

Au village, où elle n'allait que rarement pour s'approvisionner en nourriture, mais surtout en alcool, personne ne lui parlait. Même sa fille, qui travaillait à la pharmacie, n'osait plus lui adresser la parole, ni même la regarder. Devant ces regards fuyants, elle s'était réfugiée en elle-même, comme une âme contenue, seule citoyenne de son monde intérieur.

Cette journée-là, elle avait fait comme d'habitude et s'était réveillée de très bonne heure. Son lit, recouvert sous des tonnes de boîtes, de vêtements sales, d'objets de toutes sortes, paraissait être un nid pour un animal sauvage étrange. Elle s'en sortit comme une morte qui quitte sa sépulture. Elle urina dans un coin de la chambre, sur un amoncellement de vieux journaux. D'un pas lent et lourd, elle se dirigea vers la cuisine.

Dans cette cuisine, il n'était plus question de préparer de la nourriture. C'était plutôt un travail de recherche, de fouille archéologique, qui lui permettait de mettre la main sur un sac de plastique contenant de vieilles tranches de pain moisi ou sur un Tupperware où desséchait un morceau de fromage. Elle but une gorgée d'un liquide rougeâtre, qui nappait le fond d'un verre déniché sur le comptoir. Puis elle trouva un coeur de pomme qu'elle grignota tranquillement, accroupie près du réfrigérateur.

Sa routine fut alors interrompue par un bruit. Toc-toc-toc. On frappait à la porte. Elle resta en boule, les yeux exorbités de frayeur, telle une proie qu'on traque. Toc-toc-toc. À quatre pattes, elle s'avança au travers des décombres, se frottant les genoux sur le parquet délabré et noirci. Devant la porte, elle s'arrêta et attendit. Elle écoutait chaque petit bruit afin de tenter de comprendre ce qui pouvait bien se passer de l'autre côté de sa porte. Elle se leva enfin puis regarda à travers la minuscule vitre de la porte. Elle resta figée.

De l'autre côté, se trouvaient sa fille, accompagnée d'une dame en complet et de trois hommes dans la vingtaine, dont deux portaient à l'épaule des caméras de télévision. Toc-toc-toc. Elle se jeta sur le sol et se camoufla sous un vieux rouleau de moquette. Toc-toc-toc. Elle tentait de ne plus faire de bruit, de contrôler sa respiration. La porte s'ouvrit, difficilement, emportant dans son mouvement souliers, pots à fleurs, bouteilles vides et sacs de plastiques remplis de matière molle.

Dans son esprit, elle vit son univers se détruire. Elle vit de la lumière entrer. Trop de lumière. Elle vit des murs tomber, des hordes de personnes envahir son espace. Elle se vit, elle, perdre tout le contrôle sur un monde dont elle avait été reine depuis si longtemps. Puis elle ne vit plus rien. Rien que du vide.

Dans la chambre où Anneke dort depuis ce jour, tout est blanc. Tout est propre. Mais Anneke ne voit rien de cette blancheur. Partout où elle pose les yeux, il n'y a que du noir.

Et elle ne s'est jamais sentie aussi sale de toute sa vie.

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