vendredi 1 octobre 2010

Pan Yu (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Pan Yu regardait tout autour d'elle avec résignation. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Sa maison, qu'elle habitait depuis maintenant tant d'années, était en train d'être démolie.

En plein coeur de Shanghai, le Hutong où se trouvait ce petit appartement, il est vrai, ne semblait plus du tout à sa place. Ces labyrinthes de ruelles où tant de familles logeaient, dans des espaces minuscules et sombres, se faisaient de plus en plus rares et ce, dans la plupart des grandes villes de Chine. C'est qu'il y avait tant à construire: des tours à bureaux, des centres commerciaux clinquants, de luxueuses installations urbaines de métal et de verre, montrant à la face du monde que la Chine avait enfin mis les pieds dans l'ère moderne.

Les quelques Hutongs conservés avaient vite été transformés en galeries d'art contemporain, en micro quartiers de bars branchés et en espaces réservés pour les touristes, qui pourraient s'y procurer des objets souvenirs plus chers que partout ailleurs et croire ainsi avoir déniché la perle rare. Bien sûr, ces mêmes objets coûteux se retrouvaient aussi dans des marchés miteux, pour une fraction du prix, mais, pour certaines personnes, mettre le gros prix procure un plaisir irremplaçable.

Pan Yu, la veille, avait passé une journée tout à fait ordinaire. Elle avait lavé ses vêtements dans l'évier qu'elle partageait avec plusieurs voisins, dans la ruelle. Elle avait préparé ses repas, sur un petit réchaud au gaz. Elle avait discuté avec la voisine de tout et de rien, ne mentionnant même pas les changements radicaux qu'on avait prévu pour elle et toute cette frange urbaine. Chez ceux qui restaient, car plusieurs étaient partis dès qu'on leur avait annoncé leur éviction, on pouvait sentir un sens du devoir incroyable. Ils se devaient de demeurer fiers, jusqu'au dernier moment.

Ce matin, lorsque les multiples camions arrivèrent, tous les derniers occupants quittèrent leurs modestes demeures, emportant avec eux seulement quelques valises, parfois empilées sur des charrettes. Mais Pan Yu, elle, ne quitta pas. À quoi bon s'en aller? Pourquoi se refaire une vie à son âge? Avait-elle vraiment envie de se retrouver dans une tour d'habitation impersonnelle, quelque part en périphérie de la ville qui l'avait vu grandir? Non. Ça n'avait aucun sens.

Les premières secousses firent trembler les murs. Au bout de seulement quelques minutes, il y avait de la poussière partout, des fragments détachés, des murs disparus, des toits retirés comme de simples couvercles de Tupperware par des grues énormes. Les ouvriers ne la remarquèrent même pas. Ils devaient faire vite. Ils ne devaient pas laisser trop de temps de réflexion aux spectateurs de cet événement. Leurs patrons les avaient bien convaincus qu'il n'y avait qu'une seule conclusion possible, de toutes façons: bon débarras.

Personne ne découvrit jamais les restes de Pan Yu. Ils furent oubliés dans un dépotoir géant, ou peut-être même simplement engloutis sous des tonnes et des tonnes de béton.

Heureusement, le nouveau centre commercial construit là où Pan Yu perdit la vie, lui, est l'un des plus achalandés de tout Shanghai.

En mandarin, on le dit «xîng wáng»: «plein de vie».

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