dimanche 10 octobre 2010

Chopin et Shadow (rencontres fictives)

La clinique du Docteur Leibovski était toujours bondée. C'était le meilleur vétérinaire de toute la région de Québec, disait-on. N'avait-il pas sauvé ce grand danois d'une mort douloureuse en lui retirant, morceau par morceau, l'ouvre-boîte qu'il avait avalé? N'avait-il pas été à l'origine de la découverte de cette étrange bactérie mangeuse de chair qui avait menacé de décimer la population de canaris d'Amérique? C'était lui, au fond, le grand responsable de la meute de l'escouade canine de toute la région.

Ce jour-là, d'ailleurs, Shadow avait rendez-vous. Shadow, un berger allemand à l'allure fière, était lui aussi reconnu pour être le meilleur dans son domaine. Son odorat, disait-on au poste où il oeuvrait, pouvait détecter jusqu'à 645 odeurs distinctes. Son maître-chien, un homme viril très attaché à cette bête qu'il considérait plus comme un partenaire (inférieur à lui, certes, mais, tout de même un partenaire) que comme un animal, avait tenu à être présent à ce rendez-vous.

Shadow ne souffrait d'aucune maladie. Bien au contraire, c'était un exemple de santé canine. Ceci dit, à tous les six mois, il subissait une batterie de tests de routine, afin de calmer les angoisses de son maître bien plus que les siennes. Bien élevé, Shadow restait bien assis dans la salle d'attente. Ses oreilles étaient dressées. Son pelage était reluisant. Son museau, humide.

Ce museau se mit à remuer. C'était normal. Toutes sortes d'odeurs animales devaient être présentes dans cette salle d'attente pourtant vide. Mais quand sa truffe se mit à remuer davantage et que sa queue se dressa, son maître reconnut instantanément qu'il se passait quelque chose d'étrange. «Shadow, qu'est-ce qu'il se passe, mon chien?», dit l'homme. Le chien répondit par un petit jappement sec, signifiant «Quelqu'un arrive.»

C'était un petit chat, qui entrait. Chopin, au fond de sa petite cage en plastique moulé, tremblait de peur. Jean, qui tenait la cage, paraissait tout aussi effrayé. Les deux regardèrent la pièce, le policier en uniforme, le chien assis à ses pieds, l'absence de laisse. Jean pris une place assise en face du premier couple, un peu en diagonale, ni trop près, mais étrangement ni trop loin. Au bout de quelques minutes de silence assourdissant, Jean dit enfin: «Vous devriez garder votre chien en laisse. On est dans une clinique vétérinaire, ici.»

«Shadow est tellement habitué et tellement bien élevé. Il a pas porté de laisse depuis des années. On a essayé, au début, mais il était moins efficace avec une laisse, alors on a laissé tomber. On n'a jamais eu de problème. Hein, Shadow?», dit le maître-chien. Shadow sembla encore plus fier. Chopin envia cette liberté, mais aussi cette relation qui lui sembla si authentique.

«Vous avez laissé tomber la laisse. Laissé/laisse: c'est drôle, hein?», répondit Jean en riant maladroitement. Était-il réellement amusé ou simplement intimidé par cet homme en uniforme, qui semblait si sûr de lui? Était-il même un peu excité? Pour se rendre intéressant, il ajouta: «Moi, mon Chopin est tellement peureux que si j'avais pas la cage pour le protéger, il se sauverait bien en courant pour se cacher. Je l'aime, là, c'est pas ça, mais disons que des fois, j'ai plus l'impression d'avoir adopté une poule mouillée qu'un chat.» Chopin n'en croyait pas ses oreilles. Son tremblement de frayeur se transforma en tremblement de colère. Il se mit à faire du grabuge dans sa petite cage.

«Moi, vous savez, les chats... Je trouve ça plate. Ça fait rien. On peut pas communiquer avec ça, on dirait. Je suis plus de type chien.», répondit le policier.

Jean rétorqua: «C'est ça que je voulais, au début, un chien. Un petit chien, parce que chez nous c'est pas bien grand, mais un chien quand même. C'est juste que mon ex voulait rien savoir des chiens. Il... heu, elle s'était faite mordre par un beagle quand elle était petit. Petite. Petite, que je veux dire.» Il toussa. «Alors, on a adopté un chat. Mais maintenant, je suis tout seul. Seul avec un chat. Mais on finit par s'attacher quand même, vous savez.»

Était-ce donc tout ce que Chopin avait été pour son humain, toute sa vie? Toutes ces caresses, toutes ces attentions, avaient-elles été destinées à un autre? Être un chien lui parut tout à coup tellement extraordinaire. De derrière les barreaux de sa petite prison de plastique, il observa ce chien, cet homme, cette caresse vigoureuse, ce contact si naturel, si vrai. Qu'était-il, au fond, lui: un vulgaire chat «plate», qui ne fait rien, avec qui il est impossible de communiquer?

Chopin miaula longuement. Il se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

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