mercredi 13 octobre 2010

Ludovic et Anneke (rencontres fictives)

Ludovic avait cessé d'être à l'emploi de Vin depuis déjà six mois, mais il ne s'était pas encore décidé à mettre la main à la pâte de sa propre production artistique. Toutes ses journées étaient passées à paresser, à manger n'importe quoi et à regarder la télévision. Quand ses quelques amis lui demandaient ce qui l'occupait, il répondait un vague: «Ah, je fais de la recherche», puis il tentait de changer de sujet en posant des questions. Comme tous ses amis aimaient parler d'eux-mêmes, il n'en fallait que peu pour qu'on le laisse tranquille avec son manque de motivation au travail. Il prenait le contrôle de la conversation tout en ayant plus à parler.

Il avait d'abord imaginé que de ne plus travailler dans l'ombre du photographe vedette qu'était Vin lui apporterai beaucoup de temps pour sa création. Il s'était vu, faire de la photo, peindre, créer des installations et se faire un nom dans le monde de l'art contemporain. Son propre nom. Après tant d'années de travail acharné quoique anonyme, il s'était senti prêt.

Bien écrasé dans son fauteuil, mangeant des croustilles à longueur de journée, il ne semblait pourtant pas prêt à devenir le grand artiste qu'il disait vouloir être. Même son appartement de Palermo Hollywood, normalement si bien rangé, reflétait cette inertie. La poussière s'accumulait. Les vêtements sales s'empilaient. La cuisine s'était transformée en une vraie zone sinistrée.

Parfois, il lui arrivait de penser que d'avoir quitté Vin avait peut-être été une erreur. Auprès de Vin, au moins, il était actif. Séparé de lui, il ne se sentait pas libre comme prévu, mais bien complètement démuni. «L'inspiration, ça ne se commande pas», se disait-il pour se rassurer. Cet auto-mensonge n'avait aucun effet, sinon de nourrir en lui son sentiment de culpabilité. L'inspiration, elle se trouvait partout et ça, il le savait, au fond.

À la télé, il regardait n'importe quoi. Toute la journée, il était hypnotisé devant son écran plat, traitant à peine les images dans son cerveau.

Ce soir-là, cependant, il fut fasciné par une nouvelle émission de télévision, une traduction espagnole de la version européenne de Hoarders, intitulée Amontonadores. Cette émission présentait des gens en détresse qui ne peuvent s'empêcher d'accumuler des masses d'objets et de détritus dans leurs demeures. L'épisode de cette soirée mettait en vedette une certaine Anneke, une vieille Suédoise qui avait transformé sa maison en un dépotoir insalubre.

Tout dans cette émission était mis en oeuvre afin que les téléspectateurs soient dégoûtés: des images chocs, des entrevues pathétiques, de la musique dramatique, des textes touchants en surimpression, des gros plans de matières fécales et tant d'autres choses encore. Un long plan séquence nous faisait découvrir cet étrange espace qu'habitait Anneke, une dame âgée vêtue de haillons. Cet environnement, vraiment, c'était à donner des haut-le-coeur. Mais pas pour Ludovic.

Ludovic était fasciné, lui. Il était rivé à son écran de télévision. Il observa comment tous ces objets étaient finement organisés dans cette apparence de désordre. Il remarqua comment ce qui ne paraissait être que des ordures était en fait une accumulation consciente qui respectait plusieurs principes visuels et conceptuels. La palette de couleurs était contrôlée. Les objets étaient arrangés, assemblés. Les tas formaient des formes dynamiques, qui se répondaient, communiquaient. Même la présence de vieux tissus devant les fenêtres, seules sources de lumière, venait achever non pas un désastre insalubre, mais bien une oeuvre. Une grande oeuvre. L'oeuvre d'une vie.

Il admira cette artiste incomprise. Alors que l'animatrice de télé et son équipe s'apprêtait à tout jeter, à tout ranger, à tout détruire, il eut le réflexe d'éteindre la télévision. Il ne voulait pas être témoin de ce massacre, de cet acte de vandalisme horrifiant. Anneke était une artiste, une vraie. Il se compara à elle et vint rapidement à la conclusion que son petit talent artistique à lui n'arriverait jamais à la cheville du talent de cette femme, de ce génie.

Il resta figé dans son fauteuil. Il fixa l'écran noir pendant des heures. Il se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

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