Tout le monde, à Rockport en Californie, connaissait Bill. Bill, c'était le mari de Stacy, celle qui travaillait au restaurant avec Claude, cette femme originaire de Mont-Laurier qui avait cru bon déménager en Californie afin de refaire sa vie suite à l'humiliation engendrée par Nancy, cette technicienne de scène, qui s'était littéralement moquée des avances qu'avait faites Nancy et qui plus tard travailla auprès du grand metteur en scène Hubert Lesage et du baryton Serge Gendron, rendu célèbre par son interprétation surprenante de Bastien dans Bastien und Roberdt. C'est limpide, non?
En tous cas, rien n'était jamais limpide pour Bill. Cet homme, originaire de Cody, au Wyoming, avait bel et bien hérité de toutes les caractéristiques de son père. Comme lui, il était un peu niais, un peu violent et très, très penché vers la bouteille. Il passait sa vie dans une brume constante, en n'arrivant jamais à réellement comprendre ce qui lui arrivait.
Le soir où il rencontra Stacy, dans un bar, n'avait jamais fait partie de ses souvenirs. C'était un moment de noir total, pour lui. Trop ivre, il avait séduit Stacy par un mélange de force et de chance, lui avait-on raconté. Ce soir-là, cette dernière était triste, pleurait, assise au bar et il avait profité de ce moment de vulnérabilité. C'est dans son camion qu'ils avaient fait l'amour et neuf mois plus tard, naissait leur premier enfant, Johnny Frank.
Ils vivaient maintenant dans une petite maison, avec leurs trois enfants et Martha, la mère Stacy, qui souffrait de démence avancée. Bill travaillait pour un architecte paysagiste, qui lui faisait confiance malgré ses retards fréquents et ses absences répétées. C'est que le travail physique ne lui faisait pas peur. Plus c'était dur, plus il s'y plaisait, même. Tondre le gazon sur des terrains immenses, transporter de multiples chargement de gravier ou creuser des trous profonds, c'était pour lui une façon de ne plus penser à rien. Les douleurs de sa musculature arrivaient à enterrer la vraie douleur que lui procurait tout acte de réflexion. Quand il tentait de réfléchir, tous s'embrouillait, tout tournait. Alors, il prenait une bière, puis une autre, puis une autre, jusqu'à ce que son cerveau s'endorme.
Il était dépassé par toute sa vie. Comment avait-il pu en arriver où il était? Ses trois enfants étaient de vrais étrangers, pour lui. Il ne se souvenait pas avoir invité ces petits êtres dans sa maison et encore moins cette vieille folle de Martha. À tous les soirs, en se couchant, il avait même cette vague impression de côtoyer une femme qu'il n'avait jamais vraiment choisi. Pourquoi sa vie était-elle comme elle l'était? «I got no clue. I'm fucking clueless!», avait-il l'habitude de dire.
Il ne semblait avoir aucune conscience de tant de détails de son existence. Il ne paraissait même pas voir certaines évidences: que ses enfants ne l'aimaient pas, que son patron ne le respectait pas, que Claude était lesbienne, que Stacy avait eu une aventure avec elle. Était-ce que son esprit souffrait d'être trop vide ou trop plein?
Il observait parfois Martha, assise à la fenêtre, immobile, le regard vide. Arriverait-il un jour à atteindre ce stade d'inconscience? Il l'espérait. Il enviait cette vieille femme, à qui on ne demandait jamais rien. Pas même d'exister.
Après tout, jamais il n'avait demandé à quiconque de compter. Il ne voulait d'aucun rôle, au fond. Pas même d'un rôle secondaire dans la vie des autres.
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