mardi 12 octobre 2010

Julie et Matthew (rencontres fictives)

Dans son petit bureau, au centre communautaire de son quartier, Julie terminait de remplir un rapport sur Wendy, une jeune fille de Vancouver qui se prostituait dans les rues de Montréal depuis qu'elle avait 15 ans. Problèmes de drogues, abus sexuels, parents divorcés, père violent, maladie mentale: c'était la routine, quoi. Julie cochait les cases appropriées, en tentant de ne pas dépasser les petits carrés. Une mer de «X» sur plusieurs pages de formulaire, c'était déjà bien assez sans créer des débordements superflus.

Julie arrivait à passer ses journées entières entourée de toute cette misère. Souvent, elle sentait son esprit se séparer en deux. Une partie d'elle était la travailleuse sociale, l'autre, la mère de Jérémie, un jeune bambin mignon comme tout et l'épouse de Jacques, un ingénieur brillant qui s'était juré de devenir millionnaire avant l'âge de 40 ans. Elle pouvait donc composer avec la misère humaine avec beaucoup d'empathie, tout en rêvassant au verger où elle irait passer son samedi après-midi avec sa petite famille. C'était ça, l'équilibre, non?

Elle devait rencontrer Matthew, ce matin-là. Comme d'habitude, il était en retard. Ce n'était pas surprenant. Un jeune homme amoché comme lui avait perdu tout contact avec des concepts comme la ponctualité, le travail ou le respect. Malgré tout, c'était un garçon touchant qui cachait sous sa carapace de roc une étonnante sensibilité. «Lui aussi», aurait-elle ajouté, puisque c'était le cas de tant d'êtres humains, au fond, non?

L'histoire de Matthew, un peu à l'image de tout cet univers que Julie côtoyait, n'était elle aussi qu'une série de clichés. La détresse n'était pas reconnue pour son originalité. Julie savait très bien, avant même de rencontrer tous ces jeunes, quelles cases seraient marquées d'un «X». Bien sûr, chaque cas était unique, et elle le traitait avec minutie, mais au bout du compte, tout ça revenait toujours au même.

Matthew entra. Ses yeux d'un bleu clair contrastaient avec son allure sombre. Ces yeux, Julie les évita. Elle ne pouvait pas les regarder. Ils étaient trop semblables à ceux de Jacques. Trop pareils aux yeux de son petit Jérémie.

Ils discutèrent pendant une trentaine de minutes. Cette semaine, Matthew avait passé trois jours sans manger. Il avait dû voler des bicyclettes. Il avait rencontré un homme plus vieux qui lui avait offert de l'argent. Il avait vu un de ses amis faire une surdose. Il avait fait du crack. «X», «X», «X», «X», «X».

Il ferma les yeux. Il se mit à décrire ses rencontres sexuelles, sa consommation d'hallucinogènes achetés d'une vieille dame chinoise dans une biscuiterie. Il raconta sa nuit, passée dehors, en plein coeur du parc du Mont-Royal. Il décrit le ciel étoilé, la lueur de la lune, ses visions étranges engendrées par la drogue, le renard qu'il crut apercevoir, le regard lumineux de l'animal, son pelage roux et lisse... C'était beau de l'entendre, vraiment.

Il paraissait si libre.

Pour la première fois, Julie n'écouta plus avec empathie, mais avec un sentiment très particulier, qui ressemblait à de l'envie. Matthew quitta. Julie compléta les documents, comme toujours. Elle fit des «X» bien droits, bien centrés. Elle prit sa pause midi et mangea des sushis fabriqués par une chaîne populaire, à même une petite boîte de plastique. C'était jeudi. Elle discuta de la cueillette de pommes qu'elle avait planifiée, avec ses collègues. Elle prit note d'un verger vraiment sympathique, où on pouvait aussi cueillir des poires. Elle se dirigea vers la fenêtre de son petit bureau, qu'elle ouvrit. Elle inspira longuement.

Julie se mit à rire. Elle se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

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