samedi 9 octobre 2010

Félix et Jean (rencontres fictives)

Félix était un petit garçon modèle. Il réussissait bien à l'école, il était créatif, il avait beaucoup d'amis, il aimait les sports. Vraiment, c'était l'élève le plus équilibré que Jean n'eût jamais rencontré de toute sa carrière de professeur. Peut-être était-ce sa situation familiale qui l'avait rendu si mature, pour un enfant de neuf ans? Son grand frère handicapé intellectuellement, sa mère mono parentale en dépression constante, son père parti vivre avec une jeune femme, puis décédé d'un accident de motoneige: tout cela avait sans doute étrangement contribué à faire de Félix l'être fort et bien ajusté qu'il était. C'était un petit adulte dans un corps d'enfant.

Jean était fasciné par Félix. Il représentait tout ce que lui n'avait jamais été. Enfant, il n'était jamais arrivé à s'ajuster aux réalités de la vie. On le disait maladroit, lâche, paresseux, sans imagination. Dans la cour de l'école, il n'était pas rare qu'on le taquine, qu'on l'insulte, qu'on le batte carrément. Ses notes en avaient souffert, sa vie sociale aussi. Enfant solitaire, il était devenu un adulte solitaire. On ne lui avait connu qu'un seul partenaire, Thomas, un homme de plus de trente ans son aîné, qui était mort du cancer du foie à l'âge vénérable de 74 ans. Leur relation avait été de courte durée, mais cette année-là donna beaucoup d'espoir à Jean, espoir qu'il perdit la seconde même où le corps de Thomas fut incinéré.

Jean aimait enseigner au primaire. Malgré tous ses complexes, il arrivait à être admiré de ses élèves. D'être le maître de la classe, c'était pour lui une petite vengeance pour son enfance ratée. Lorsqu'il vit Félix pour la première fois, un matin de septembre, il reconnut tout de suite en cet enfant une assurance qu'il admira. Il l'envia, même.

Ce soir-là, Jean n'eut pas envie de retourner chez lui après l'école. Son appartement en désordre et l'absence de Chopin, son chat mort la veille, lui pesaient trop lourd. Il resta donc à l'école, afin de donner un coup de main aux divers professeurs responsables des activités parascolaires. Il y avait un cours de dessin pour les jeunes de 5e et de 6e années, du ballet jazz pour les fillettes du premier cycle et, dans le gymnase, les cours de karaté. Il aida Gaétane, qui donnait, le jour, les cours d'éducation physique, à placer les matelas bleus qui faisaient office de tatamis. Il installa des chaises, pour les quelques parents qui assistaient aux cours de karaté. Il s'occupa même d'aller chercher des verres d'eau pour tout le monde. Il prit enfin place parmi les parents, et observa.

De tous les petits karatékas, c'était Félix qui était le plus concentré. Dans son kimono blanc, il rayonnait. La précision de ses mouvements était belle à voir. Aucun geste n'était de trop. Tout était maîtrisé, contrôlé. L'admiration de Jean pour Félix était à son comble. C'était la première fois qu'il le voyait en action dans ce sport, qu'il savait son favori. Il scrutait ce petit bonhomme, qui était un réel exemple de confiance en soi.

Puis, son regard se posa sur James, qui s'exerçait juste à côté de Félix. James était lourd, mou. Ses mouvements étaient imprécis. Son regard était vide. Même son kimono paraissait plus terne. Jean se vit en cet enfant sans éclat. C'était lui, trente ans plus jeune. Ça faisait peine à voir.

Félix, au bout d'un moment, se tourna vers James. Jean crut un instant que Félix allait se moquer de James. Il l'imagina tout de suite l'insultant, le jetant au sol d'un coup de karaté implacable. Mais non. Félix prit James par le coude. Il lui montra comment bien exécuter le mouvement. Il lui fit signe de lever les yeux, de se tenir bien droit. James tenta d'être à l'écoute, sourit. Félix sourit à son tour. Pendant les 30 minutes qui suivirent, Félix guida James. Les deux rirent souvent, complices. La leçon terminée, ils s'échangèrent des petits bouts de papier. James quitta les lieux en tenant la main de sa mère venue le chercher, droit et fier.

Où avait été son Félix à lui alors qu'il était petit, pensa Jean, sur le chemin du retour vers son appartement.

Jean pleura silencieusement. Il se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

1 commentaire:

  1. Jean, c'est le mythomane? Maintenant nous savons qui était Thomas.
    Cher Robert, tu as de la suite dans les idées... Je crois que Jean a une voiture sport verte.

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