vendredi 8 octobre 2010

Nancy et Claude (rencontres fictives)

C'était en 1999. Nancy travaillait comme technicienne de scène pour une compagnie de théâtre spécialisée en théâtre acrobatique. Les spectacles de cette compagnie montréalaise jouaient en tournée un peu partout dans le monde, mais, surtout, «en région».

Quand la petite équipe partait pour une série de représentations «en région», c'était d'abord à contrecoeur, mais, rapidement, se développait une atmosphère de fête. Loin de leurs familles et de leurs amis, les quatre comédiens-acrobates et Nancy la technicienne pouvaient lâcher leur fou. De n'avoir personne pour les juger, personne pour les restreindre dans leurs folies, c'était la petite compensation pour avoir à présenter un spectacle médiocre dans des conditions difficiles.

Il faut dire que Hop-là! (c'était le titre du spectacle) obtenait un succès fou dans les régions éloignées. À Matane, ils avaient battu un record d'assistance avec une foule en délire. À Rouyn, on avait littéralement tapissé la ville de leur affiche de spectacle, pourtant affreuse. À St-George-de-Beauce, les gens du coin leur avaient apporté des tonnes de cadeaux: des bières artisanales, des gâteaux, des t-shirts arborant les armoiries de la ville. À Mont-Laurier, eh bien, ce n'est pas moins que l'amour qu'on leur avait proposé. Du moins, à Nancy.

Faire de la technique de scène avait toujours été un rêve pour Nancy. Toute petite, avec ses amies, elle n'aimait pas jouer à la princesse ou «à la maison», mais elle se faisait une joie de construire des décors, de déplacer des lampes pour éclairer les belles robes roses portées par les autres. Elle prenait plaisir à observer ses petites copines faire semblant de vivre des aventures romanesques ou domestiques, en sachant qu'elle était essentielle à tous ces jeux. Si un service à thé venait à briser, elle le réparait. Si une table devait être transformée en trône, elle s'en chargeait. Si un changement de costume devait avoir lieu, elle était là, prête, en retrait.

Aujourd'hui, à 25 ans, elle continuait de se sentir tout à fait à sa place dans l'ombre, auprès de cette équipe composée de trois jeunes acteurs musclés et d'une jeune danseuse au visage d'ange. Toujours vêtue de noir, elle se fondait aux différentes salles de spectacle et n'était souvent que peu remarquée.

Claude, elle, vit Hop-là! pour la première fois en février 1999. C'est ce soir-là qu'elle comprit tout: qui elle était, ce qui se passait en elle, pourquoi, à son âge, elle n'avait toujours pas trouvé mari. Dès son entrée dans la salle de spectacle (qui, en fait, était aussi le gymnase de l'école secondaire où elle travaillait comme préposée à la cafétéria), elle la vit et se sentit toute chaude en dedans. Quand le spectacle commença, elle n'arriva pas à se concentrer sur l'action. Elle n'avait envie que de regarder derrière elle, à la table où Nancy contrôlait l'éclairage et le son. Elle désirait sentir son t-shirt Iron Maiden, caresser sa chevelure courte et noire, goûter ses lèvres minces. Mais dans son for intérieur, elle doutait. Elle ne s'imaginait pas ce scénario possible. Elle ne croyait pas mériter cette joie.

Une fois la représentation terminée, elle s'approcha tout de même de Nancy pour lui parler, mais, à ce moment précis, arriva Monsieur Gendron, directeur de l'école et responsable des loisirs de la région. Elle ne put qu'observer, de loin, un échange d'enveloppe et une discussion entre Monsieur Gendron et la belle technicienne. Ça n'en finissait plus.

Elle n'allait pas laisser passer cette chance. Sur son programme de spectacle, une feuille photocopiée, inégalement pliée en deux, elle écrit: «J'ai envie de vous connaître. Je serai au bar Fun noir toute la soirée. Claude.» Elle s'interposa entre cet homme, qui était en quelque sorte son supérieur, et cette jeune fille, qui allait la sauver de sa solitude. Elle remit le papier, maintenant plié en quatre, sur la console d'éclairage, en disant: «C'est pour toi, ça.» Elle sortit rapidement de la salle.

Beaucoup plus tard dans la soirée, au Fun noir, Claude en était à sa sixième bière, triste et découragée. «Je suis ridicule. Voir si cette belle fille-là s'intéresserait à moi! Maudite niaiseuse...», se dit elle. C'est alors qu'elle la vit, entrer dans le bar, dans un blouson de cuir qui la rendait aussi belle qu'une princesse. Elle était venue.

Étrangement, cependant, elle ne chercha pas Claude du regard. Elle prit place, avec son équipe de comédiens qui la suivait. La joyeuse bande riait. Ils commandèrent tous des boissons et se plongèrent dans une discussion animée. Au bout de quelques minutes, Nancy tira de sa poche le programme, maintenant plié en huit. Elle le déplia et s'esclaffa. Elle montra à ses camarades le papier. Les rires augmentèrent d'un seul coup, comme un feu sur lequel on jette de l'essence. Tous se passèrent la missive. Certains pleuraient de rire. D'autres faisaient des gestes obscènes avec leurs doigts écartés et leur langue. Le papier fut enfin jeté par terre. On passa à autre chose. Plus tard dans la soirée, Nancy se mit à embrasser Pierre, le bel équilibriste du spectacle, à pleine bouche.

Claude pleura discrètement. Elle se dit qu'il lui fallait tout recommencer, toute sa vie, à zéro.

1 commentaire:

  1. J'ai l'impression d'avoir vu ce téléroman avec Mamm Deschâtelets ou sa soeur Fracine G.

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