samedi 2 octobre 2010

Vin (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Vin regardait tout autour de lui avec acuité. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. «Excellen'té, excellen'té! Djé crois qué nous allons pouvoir commen'cer», dit Vin à Ludovic, son assistant.

Les deux se reculèrent de plusieurs pas, en fixant l'amas d'objets. Vin plissa les yeux. «Djé crois qu'il faut boudger lé gran'd plat Toupperware, lé rosse.», dit-il à Ludovic, qui s'exécuta aussitôt. «Voilà, voilà, né boudge plous», ajouta-t-il en chuchotant, comme s'il craignait effrayer un animal sauvage.

Vin, né Vincente Arturo Munoz, était un photographe de renommée internationale. Son travail, faisant appel aux objets du quotidien, utilisés comme des touches de couleur pour recréer les plus grandes oeuvres des plus grands artistes peintres du monde, demandait énormément de doigté. Ses mosaïques d'articles ménagers étaient les plus délicates à composer, mais aussi les plus prisées par les musées les plus prestigieux. En effet, une fourchette juste un peu trop de biais dans un amoncellement d'ustensiles pouvait détruire complètement la courbe du flanc du Christ dans sa recréation de La descente de la croix de Rembrandt. Une brosse à plancher de trop et toute la frénésie nécessaire à sa recréation du Moulin Rouge de Toulouse-Lautrec était perdue. Des pots à épices étaient mal enlignées et son Avenue du Bois-de-Boulogne de Dufy prenait les allures d'une simple aquarelle d'amateur. Tout se devait d'être parfait.

Il était fier de son travail. Ludovic aussi, était fier. Mais l'artiste, celui qui signait l'oeuvre, ce n'était pas lui. C'était Vin. Il savait pourtant que sans lui, Vin ne serait jamais arrivé là où il était. Après tout, l'idée d'utiliser une grande vitre peinte afin de placer avec plus de précision les objets, c'était son idée. Il avait aussi, un jour, suggéré de placer la caméra plus près du sol, afin de capter les assemblages en perspective, ce qui avait donné lieu à une série exceptionnelle, achetée aussitôt par le Tate Modern de Londres. C'est grâce à la rare patience dont faisait preuve Ludovic que les plus grandes oeuvres avaient été produites. Des ses doigts longs et fins, il n'hésitait pas à déplacer un objet des dizaines de fois afin de rendre avec exactitude l'effet recherché, sans ne jamais se décourager. À bien y penser, sans Ludovic, Vin n'était rien. Rien qu'un fils de vendeur d'appareils photos argentin à qui on avait bien appris que ce qui comptait, c'était d'être celui qui appuie sur le déclencheur.

Le climat de travail ne souffrait guère de toutes ces considérations. Ensemble, ils passaient leurs journées entières à cet ouvrage quasi monacal. Certaines photos avaient nécessité plus de neuf mois de travail acharné. Les journées étaient longues. Pour Ludovic, la paye était raisonnable. De tous les finissants de son programme en beaux-arts à Toulouse, c'était certainement celui qui gagnait le mieux sa vie. C'était régulier, assez stimulant et, en plus, ça lui avait permis de posséder un appartement magnifique à Buenos Aires, dans Palermo Hollywood. Que pouvait-il demander de plus?

Vin regarda longuement la cuisine, jonchée d'articles de cuisine de toutes sortes pour former sa version de Tempête de neige, de Turner. Soudain, il brisa le silence en hurlant: «Ça né va pas! Ça né va pas dou tout. Djé n'y arrivérai djamais. Djé souis oun im'postor.» Il sanglota.

Ludovic s'approcha de lui, doucement. Il le prit par la taille. «Mais non, mais non, ça va aller Vin, tout va bien aller. Comme toujours.», lui susurra-t-il à l'oreille. Il l'embrassa tendrement à la base de son cou. Il savait quoi faire. Il l'avait fait tant de fois. Les vêtements volèrent rapidement, jetés aux quatre coins de la pièce. Vin et Ludovic firent l'amour comme des bêtes, se roulant dans cet amas d'objets hétéroclites qui quittèrent leur emplacement initial, se répandant partout d'une manière désordonnée. Encore une fois, plusieurs semaines de travail étaient gâchées, complètement.

Ce n'était pas grave. Demain, Ludovic remettrait tout en place, bien soigneusement.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire