Je fais des actions simples, hyper quotidiennes, et soudain, je m'observe et je ressens un petit malaise. La plupart du temps, c'est à cause de gestes qui passent inaperçus, du moins, pour l'oeil non averti. Je plaçais des napperons, il y a de ça quelques minutes à peine. Ce sont des napperons rectangulaires (vous ne me verrez jamais acheter des napperons ovales, ou, pire ceux qui ont des coins coupés pour former des genres d'octogones rectangulaires: au secours! Non, mais, il ne faudrait pas réglementer les formes géométriques? Bon, bon, par partout, mais avouez qu'il y a un excès de formes non harmonieuses et de courbes inutiles dans ce monde et il est temps d'y voir.) qui possèdent un motif à carreaux (un des rares motifs permis chez moi - non, en fait, le seul). Attention, encore une fois, tous carreaux ne sont pas admis. Il faut une absence de contraste dans les couleurs et aucune (je dis bien: aucune) référence à une atmosphère campagnarde. La campagne, c'est à la campagne que ça doit aller. Pas en ville. Moi, des coqs en poterie au-dessus de mes armoires, je dis: «non». C'est pas difficile et ça fait tellement de bien. De toutes façons, il n'y a aucune raison d'avoir de l'espace ouvert au-dessus des armoires d'une cuisine. C'est de l'espace gaspillé, ça ramasse la poussière et, un jour, même les plus vigilants finissent par y exposer des paniers en osiers ou des jarres à biscuits soi-disant rigolotes, mais qui ne créent que fouillis visuel (en plus de ne jamais contenir de biscuits, ce qui est un non sens).
De quoi je parlais, donc?
Ah, oui, je plaçais mes napperons. Pour un brunch qui aura lieu demain, je voulais prendre un peu d'avance et j'ai mis la table. J'aime bien prendre un peu d'avance quand je reçois. Tout semble se dérouler de manière tellement plus huilée. Bon, je ne vais pas jusqu'à préparer des petits bols pour chacun des ingrédients (comme dans les émissions de recettes à la télévision - avez vous hâte à l'ouverture de la chaîne Zeste? Moi oui.) du met qui sera préparé en présence des invités (ça fait tellement plus sympathique quand les invités nous voient cuisiner, non? Ce sera le cas de mon fameux pain doré - un délice!), mais je coupe tout ce qui peut être coupé d'avance, je mélange tout ce qui peut être mélangé d'avance, je lave tout aliment qui peut être lavé d'avance et je mets chacune de ces préparations dans des petits Tupperware (de marque Rubbermaid)... Alors, en fait, si on veut: oui, je prépare effectivement des petits bols pour chacun des ingrédients comme dans les émissions de recettes, mais là n'est pas mon propos. Je mettais la table. Ça me fait penser. Avez-vous une table de salle à manger ronde, ovale, carré ou rectangle? Ça m'a pris des années d'expérimentations, mais j'en suis venu à la conclusion qu'encore une fois, c'est la table rectangle qui remporte la palme tant au niveau visuel que pratique. Le visuel et le pratique, au fond, ne sont-ils pas de toutes façons deux faces d'une même pièce? Form follows function, non? Le médium, c'est le message, quoi.
Je plaçais donc les cinq napperons. Je dois m'interrompre ici pour mentionner que normalement j'évite soigneusement d'avoir un nombre impair de personnes à table. C'est vraiment plus difficile à équilibrer. Cette fois-ci, je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai imaginé que nous serions six. Toute la semaine, j'en étais convaincu. Trois d'un bord, trois de l'autre: c'est le nombre de convives idéal, vraiment. Quoique j'aime bien quatre, aussi, c'est plus intime. Il y a moins de risques d'avoir plusieurs conversations en même temps, ce qui me rend toujours un peu embêté. Je regarde à gauche: on parle de voyages. Je regarde à droite, on discute Oméga 3. Je préférerais parler de voyages, mais c'est une conversation fermée. Je ne suis jamais allé en Inde, qu'est-ce que vous voulez? Je n'ai rien à dire sur le sujet, vraiment. Ça ne m'intéresse pas, aller en Inde. Un fleuve dégueulasse où les gens vous se baigner pour se purifier, moi, ça ne me rentre juste pas dans la tête. J'en ai des frissons. Alors, je suis pogné pour m'intéresser aux Oméga 3. J'essaie de faire des liens: «En Inde, si ils ne mangent pas de vaches, parce qu'elles sont sacrées - c'est vrai ça, au juste? - alors, ils doivent bien manger du poisson? Du saumon, peut-être? C'est pas plein d'Oméga 3, ça?» La plupart du temps, c'est un échec. Alors moi, dans ma tête, je cherche un nouveau sujet qui va intéresser tout le monde. Je suis l'hôte: c'est mon rôle, non? La politique et la religion, c'est mieux d'éviter. Le sexe? Souvent, ça marche. «J'ai jamais vu ça en vrai, un pénis de transsexuel, moi. Vous?» Réactions assurées.
Bref, à cinq (car tout ce temps-là nous allions être cinq - toute la semaine, j'avais mal calculé. Était-ce du déni?), j'ai décidé de placer une personne au bout et de contrebalancer l'autre bout où personne ne sera assis par un arrangement floral sobre et harmonieux. Seulement, j'ai bien peur que du moment où j'arriverai avec le plat d'oeufs brouillés, quelqu'un dira: «On devrait bien déplacer les fleurs, pour faire de la place» et là, je ne pourrai pas répliquer: «Touche à ces fleurs-là et je t'arrache la face!». Pendant toute la suite du repas, les fleurs trôneront donc sur la table à café, qui était pourtant très bien comme elle l'était auparavant et qui paraît toujours déséquilibrée avec des objets trop verticaux. Moi, j'avalerai de travers mon saumon fumé en me disant que plus jamais je ne mettrai au menu du saumon fumé, au risque qu'on me resserve l'imbuvable conversation sur les Oméga 3.
Pour bien disposer cinq napperons, le truc, c'est de partir avec celui qui se retrouvera au bout. On le centre sur l'arrête la plus courte du rectangle de la table qui donnera la vue la plus agréable (sur l'extérieur, c'est souvent winner). Ensuite, il restera les quatre autres napperons à placer. Pour ce faire, il suffit de mesurer la longueur de la table, en soustraire la dimension la plus courte du napperon, soustraire ensuite la dimension la plus longue du napperon (multipliée par deux), retenir la mesure obtenue, puis diviser par trois. On obtient ainsi la distance à prévoir entre chacune des places (si on ne divise pas par trois, mais par deux, on oublie l'espace entre le côté inoccupé et le napperon le plus près). Je mettais donc en pratique cette méthode (pourtant simple) et je me suis vu: j'ai plié les genoux afin de situer mon regard à la hauteur de la surface de la table, pour vérifier si l'espace entre les deux napperons d'un des côtés était équivalent à l'espace entre les deux napperons de l'autre côté. Tout était parfait. Tout, sauf une des serviettes de table qui n'était pas pliée de la gauche vers la droite, mais de la droite vers la gauche. Machinalement, j'ai replacé la serviette de table comme les autres.
Sur le coup, je me suis senti mieux. Mais une seconde après, le malaise est apparu. Ça m'a fait un peu peur, même. J'ai pensé à Hitler. Je ne sais pas pourquoi, mais je l'ai imaginé, à ma table, mangeant des oeufs brouillés. Il semblait parfaitement de bonne humeur jusqu'au moment où, du coin de l'oeil, il voyait la serviette de table que je n'aurais pas replacée (dans ce moment imaginaire, j'aurais résisté à replacer la serviette de table). Alors, il a frappé, de son poing, sur la table, s'est levé en hurlant quelque chose en allemand, a claqué les talons et est sorti de chez moi en furie.
Avant même d'avoir goûté à mon fameux pain doré.
Je serais très curieuse d'entendre la conversation qu'aurait eue Hitler avec ton autre invité de marque, le fonctionnaire bucké. Allez, une suite, une suite...
RépondreSupprimerSujet riche, en effet... Je vais penser à cette rencontre imaginaire et je vous reviens!
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