Debout, au milieu de la cuisine, Claude regardait tout autour d'elle avec découragement. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Un troisième tremblement de terre en moins de deux ans, c'en était trop.
Au début, Claude avait mis beaucoup d'espoir en ce déménagement de Mont-Laurier au Québec vers Rockport en Californie. La Californie, se disait-elle, c'était l'endroit idéal. Là, elle pourrait vivre à son rythme, près de la mer, en n'ayant plus à cacher sa vraie nature. En plus, elle n'aurait jamais plus à pelleter la neige dans son entrée afin de sortir son camion sur des routes glacées, à -20 degrés Celsius. Son premier choix avait été San Francisco, mais un court séjour dans cette ville la ramena rapidement à la réalité. Jamais elle n'aurait eu les moyens d'y vivre, elle qui n'avait aucune formation et qui n'avait jusque-là survécu que grâce à des emplois précaires de tous genres.
Son père, un Américain qui avait laissé femme et enfants quand Claude était encore petite, était loin d'être la personne toute désignée pour lui venir en aide. Comme elle, il n'avait jamais connu d'emploi stable. Tout ce qu'il savait faire, c'était conduire son camion et transporter des marchandises diverses, dans des conditions parfois suspectes.
Claude aussi avait un camion. C'est grâce à celui-ci qu'elle quitta un jour son village natal, emportant avec elle toutes ses possessions, rangées dans de vieilles boîtes de carton. Elle ne possédait pas grand chose, du moins rien de grande valeur, mais ce qu'elle avait, elle le gardait comme un réel trésor. Ce matin-là, elle ne laissa rien derrière.
Debout, devant toutes ces choses éparpillées, elle eut envie de pleurer. Elle aurait aimé appeler quelqu'un pour l'aider, mais qui? Ici, il n'avait pas été aussi facile qu'elle l'avait cru de se faire des amis. Il y avait bien Stacy, qui travaillait avec elle au restaurant, mais cette dernière était toujours tellement occupée avec ses trois enfants, son mari aussi alcoolique qu'un mauvais cliché et sa mère à moitié lucide. Elle prit son courage à deux mains et alla chercher sa pelle dans le garage. Comme elle l'avait fait avec tant de neige par le passé, elle se mit à ramasser ce qui traînait au sol.
Rien ne lui semblait récupérable. La vaisselle était en morceaux, tout était sali, mélangé, déprimant. Dans une grande poubelle de métal, elle jeta, pelletée par pelletée, tout ce qu'elle avait auparavant tant chéri. Tout, même sa collection de Tupperware.
Bien sûr, aucun morceau de cette collection n'était brisé, mais, à mesure qu'elle regardait chacune des piles ramassées, elle ne faisait que remarquer qu'elle n'avait que faire de tous ces services à café, ces boîtes à gâteaux, ces moules à Jell-o, ces ensembles pour servir la salade, les tartes, la crème glacée. «Pourquoi je garde tout ça, au fond? Y'a jamais personne qui vient ici. Je reçois jamais. Je connais personne. Je mange tout le temps dans la même assiette, celle du dessus de la pile, que je lave à chaque jour.», pensa-t-elle.
Une fois la cuisine vidée, elle fit le tour de sa petite maison. Le salon, minuscule, semblait avoir été épargné par les secousses. Malgré tout, elle fut prise d'un élan incontrôlable et poussa dans la poubelle, avec la pelle, tous les objets qui s'y trouvaient. Le cactus en pot? C'était une plante pathétique, après tout. Le bol qui servait de centre de table? Avait-elle réellement besoin d'un bol, alors qu'elle mangeait quotidiennement chips et bretzels à même les sacs? Le petit cadre avec la photo de ses soeurs, au mariage de la plus jeune? Avait-elle vraiment envie qu'on lui rappelle qu'elle, elle n'avait pas encore trouvé quelqu'un avec qui partager sa vie, à l'aube de ses 50 ans? Les poupées mexicaines, seuls souvenirs de son père? Il y avait longtemps qu'elle aurait dû les balancer aux ordures et elle ne savait pas ce qui l'avait retenu jusque là.
Toute la maison y passa. Tous ces objets, parfois tombés par terre, parfois cassés, mais aussi parfois intacts, elle les haïssait tout à coup. Elle se munit de toutes ses vielles boîtes, empilées dans le fond du garage et fit le plus grand ménage de sa vie. Pourquoi avait-elle même apporté toutes ces choses avec elle?, pensait-elle. Était-ce vraiment comme ça qu'on se refaisait une vie?
Une fois toutes les boîtes mises au chemin, elle retourna dans sa maison. Assise sur la seule chaise de cuisine qu'elle avait décidé de garder, elle prit le téléphone accroché au mur.
«Stacy? Are you O.K.? That was some earthquake, uh?», dit-elle d'une voix tremblante. «Are you alone?», continua-t-elle en ajoutant: «Yes, of course. They are all right?» Elle eut un soupir saccadé. «Stacy, I miss you so much. I really need you right now.» Elle ferma les yeux. «Yes, Stacy, of course, I understand. No, no, really. I understand. It's just that... Yes. Yes... I love you too, baby. I love you too.»