samedi 25 septembre 2010

Luc (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Luc regardait tout autour de lui avec détachement. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Il traversa la pièce en se traînant les pieds, faisant du coup bondir les objets sur son passage dans un vacarme qu'il ne semblait même pas entendre.

Pour un adolescent de son âge, ce genre de jeu n'était pas habituel, mais, pour Luc, qui souffrait d'une déficience intellectuelle, c'était un rituel récurrent. Sa mère avait beau lui répéter que chaque chose a sa place et chaque place, sa chose, mais il semblait totalement insensible à ces mots maternels. À force de passer le plus clair de son temps à la maison, il s'était imaginé que tout le territoire du modeste domicile faisait un excellent terrain de jeux. On n'avait pas voulu qu'il continue de fréquenter cette école, pourtant charmante, alors, il n'allait pas se gêner. Tout ce qui l'entourait allait devenir sa propriété et il allait en faire ce qui lui plaisait, qu'on le veuille ou non.

Plus jeune, on ne l'aurait jamais laissé seul à la maison, pas même pour quelques courtes minutes, mais maintenant, il lui arrivait de se retrouver sans surveillance, parfois même pendant près d'une heure. C'est qu'il y avait tant d'autres choses à faire dans cette famille: maman devait faire les courses, aller reconduire le petit Félix à ses cours de karaté, aller au bureau de poste, se rendre chez son psychologue et tant d'autres choses encore. Heureusement, avec son travail de rédactrice pour le magazine Intérieur jour, elle pouvait assurer une présence quasi constante auprès de Luc. Assise devant son ordinateur, elle avait développé cette seconde nature qui lui donnait une vue périphérique et une ouïe aussi aiguisée que celle d'un animal sauvage.

Ce jour-là, cependant, on l'avait convaincue de l'importance d'assister au combat de karaté de son petit dernier. La voisine, souvent prête à venir jeter un petit coup d'oeil de temps à autre, n'avait pas répondu aux multiples appels téléphoniques, ni même à la porte. Luc allait avoir à rester seul. Ce n'était que pour une toute petite heure, après tout.

Luc n'allait pas s'en plaindre. Enfin, allait-il pouvoir jouir de tous ses jouets à sa guise? «Tu vas rester sage?», lui avait-on demandé. D'un hochement de tête mécanique, assis tranquillement devant la télévision, il avait paru rassurant. Mais aussitôt qu'il entendit le claquement de la portière de la voiture, il se leva et commença à explorer.

Autour de lui, toutes ces choses normalement interdites semblaient resplendir, briller. D'abord, il ne fit que les observer de près. Les coussins du sofa, les cadres sur les murs, les poignées des portes, les tablettes remplies de bibelots: tout ça prenait vie. Mais c'est dans la cuisine que la vraie faune se cachait et ça, Luc le savait.

Il ouvrit d'abord un tiroir, juste un peu, juste pour voir. Les ustensiles reluisaient. Au fond, se terrait quelque chose d'intrigant qui scintillait plus encore. Il tira, tira, mais, ne connaissant pas sa force, il tira tant que le tiroir sortit complètement de son rail, tomba par terre, se vidant de son contenu. Sur les tuiles du plancher, ça faisait comme une étoile qui explose. Il ne ria pas, puisqu'il ne riait pour ainsi dire jamais, mais trouva ça vraiment drôle, au fond. «Pourquoi bouder mon plaisir?», dut-il penser. Tous les tiroirs y passèrent, produisant à chaque fois un bruit puissant. Puis ce fut au tour des armoires: celle des casseroles, celles qui contenaient de la nourriture, celle où se trouvait la poubelle, celle des Tupperware et toutes les autres aussi. Chacune fut ouverte, explorée, vidée de gestes lents et impassibles, mais d'une remarquable efficacité.

Au sol, se trouvait, enfin, un désordre apaisant. Luc traversait ce fouillis en marchant, d'abord comme un somnambule, puis comme un conquérant. Il s'y vautrait, en se roulant comme un déchaîné. Il en avait jusque par dessus la tête. Il roulait, roulait. Il y eut un grand éclat de rire, puis... plus rien.

«Maman! Viens voir, vite!»: c'était le petit Félix, dans son kimono blanc. Sa mère arriva en courant, paniquée.

Un long couteau brillait, d'argent et de rouge, parmi cet amas immense, d'où perçait presque imperceptiblement le visage de Luc. Un visage figé, mais souriant.

2 commentaires:

  1. morale : il y a danger à prendre son pied ds le désordre

    morale qu'intégra bien le petit Robert

    jusqu'au jour où

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