mardi 28 septembre 2010

Matthew (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Matthew regardait tout autour de lui avec rage. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Ses colocataires le regardaient en riant dans cette petite cuisine dominée par une odeur de marijuana, de fumée et de bière tiède. D'autres personnes, aussi, étaient attroupées, se tenant par le cou, s'embrassant, riant aux éclats. Parmi cette foule dense, on devinait des revendeurs de drogue, des prostitués mâles et femelles, des vieillards qui sentaient l'urine, des jeunes squelettiques qui n'avaient pas dormi depuis des jours.

Matthew était né à Kirkland, dans un quartier sécuritaire où les maisons semblaient gonflées à l'hélium tant elles étaient grosses, trônant au milieu de terrains égaux, gazonnés et soignés. L'école privée avait été une épreuve pour lui. Toutes les matières lui semblaient trop faciles. Il avait toujours eu l'impression de déjà connaître la fin de toutes les phrases que prononçaient ses professeurs, dans leur anglais pointu, vaguement british. Ses notes étaient si élevées que jamais on n'avait songé à questionner Matthew sur son cheminement scolaire. Les adultes, peut-être parce qu'ils se sentaient inférieurs à lui, avaient même tendance à ne jamais lui adresser la parole. On le laissait à lui-même, dans un singulier mélange de confiance et de méfiance.

Matthew vivait maintenant avec sept autres garçons, la plupart dans la vingtaine comme lui, dans un demi sous-sol miteux qui se transformait tantôt en piquerie, tantôt en bordel. Le va-et-vient était constant. Parfois, il y avait tant de monde dans cet espace pourtant minuscule qu'on en voyait en enjamber d'autres pour passer d'une pièce à l'autre. Matthew n'avait rien de spécial, si on le comparait au reste du groupe. Il faisait partie intégrante de ce microcosme, sans se démarquer. Jusqu'à cette nuit.

Enfant, il donnait parfois des frissons à sa mère. Elle le trouvait trop mignon, trop sage, trop intelligent. Il avait déjà entendu ses parents discuter à son sujet: «He's an old soul, this one». Cette phrase, il se la répéta à tous les jours à partir de ce moment. Cette phrase était gravée dans son esprit. Cette phrase, cette nuit-là, il l'entendait comme un cri.

Était-ce l'effet de l'alcool? S'agissait-il d'une surdose? Avait-il ingéré de «mauvaises» drogues de contrebande? Chose certaine, c'est que vers 4h00 du matin, il se mit à hurler et à tout saccager sur son passage. Bien sûr, dans cet appartement négligé, il n'y avait rien de grande valeur: que de vieux objets dépareillés, brisés, qui ne servaient pour ainsi dire jamais. Ainsi, de voir tous ces articles de cuisine lancés dans les airs, se fracasser sur les murs et retomber sur le plancher, c'était un vrai spectacle comique aux yeux de cette faune normalement désabusée.

Jamais Matthew n'avait aimé être le centre d'attention. Ses jeux d'enfants étaient solitaires. Son imagination, pourtant débridée, n'était jamais exprimée. Une fois, une seule, il avait vidé le tiroir à Tupperware de sa mère pour se fabriquer une armure de chevalier. C'est son père qui l'avait trouvé, nu sous un assemblage de plats et de bols divers, en train de courir dans la cour arrière comme un déchaîné. Il avait été puni, frappé, même, seulement d'un petit geste contrôlé et symbolique, mais qui lui laissa des traces toute sa vie.

Il poussa un cri. À bout de souffle, il se déshabilla et s'effondra au milieu de cette cuisine et de ces rires incontrôlés. Peu à peu, les rires cessèrent. On tourna le dos, on retourna dans les autres pièces. Le spectacle était terminé.

Un jour, un petit garçon voulut crier, mais il ne cria pas.

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