lundi 27 septembre 2010

Léonie (nom fictif)

Debout, au milieu de la cuisine, Léonie regardait tout autour d'elle avec délice. Des casseroles, des ustensiles, des bols à mélanger, de la vaisselle, des plats Tupperware et tant d'autres objets rendaient la vue du plancher quasiment impossible. Il devait bien y en avoir jusqu'à ses mollets. Tout était mélangé. Ça faisait déjà deux mois qu'elle ne pensait qu'à ce jour, qui était enfin arrivé. Elle allait faire son lavage de tablettes de cuisine annuel.

Bien sûr, il lui arrivait de vider une tablette pour passer un coup de chiffon de temps en temps, mais aujourd'hui, c'était l'occasion de revoir tout le contenu de sa cuisine au grand complet, de faire le point. Elle trouvait un plaisir incroyable à passer chaque pièce en revue, une à la fois, de la regarder, comme d'autres regardent leurs vieilles photos de famille. Elle en profitait pour tout nettoyer soigneusement, caressant chaque courbe de couvercle, savourant les douces textures de l'acier inoxydable, de la porcelaine ou du Tupperware.

Cette journée, c'était sa préférée. Son petit Noël juste à elle. Pour bien apprécier chaque instant, elle prenait soin de mettre à la porte son mari, qui en profitait pour faire du camping sauvage, ainsi que Choupette, sa petite chienne qu'elle aimait énormément, mais qui allait suivre Henri dans son périple en forêt, qu'elle le veuille ou non. Léonie ne négligeait aucun détail: l'éclairage à son maximum (pour ne rien laisser passer), le plancher lavé à fond (la brosse à dent était son alliée pour les espaces entre les tuiles), du parfum d'intérieur cher (et non ceux disponibles en pharmacie, qui ne servaient que les autres 364 jours de l'année) et CHIC, la radio 100% classique, que son mari ne supportait pas.

Elle frotta une première fois toutes les tablettes avec une eau savonneuse, ne négligeant pas non plus les fonds de tiroirs, puis rinça avec de l'eau tiède. C'était la première étape. Ensuite, elle passa en revue les zones problématiques et les identifia avec des petites feuilles autocollantes colorées (cette année, c'était rose), tirées du bloc-notes qui ne servait normalement qu'à retranscrire les numéros de téléphone. Ensuite, elle attaqua ces zones avec une solution bien à elle, meilleure que tout ce qui était disponible dans le commerce, qui contenait, entre autres: eau de Javel, bicarbonate de soude et une goutte d'eau de rose. Après, elle rinça à nouveau, avec une éponge neuve qu'elle jeta aussitôt terminée cette étape. Le dernier passage, c'était son petit cadeau. Elle prit un linge blanc, qui ne mentirait pas sur la possible saleté oubliée et nettoya voluptueusement toutes les surfaces une dernière fois. À chaque coup avec le linge, elle observait le coton blanc immaculé avec fierté, mais aussi en ressentant à chaque fois comme un petit deuil. Elle ne revivrait plus ce moment avant l'année prochaine.

Le lave-vaisselle, pendant tout ce temps, fonctionnait à pleine capacité, en produisant son vrombissement rassurant. Elle dut bien le remplir et le vider huit fois, cette journée-là. Les pièces plus encombrantes ou plus fragiles, elle les lavait à la main, une fois les tablettes bien propres. Sa lessive, la veille, avait été prévue en fonction de cette journée spéciale: tous les linges à vaisselles étaient nets et repassés. Ce jour-là, elle en passa une bonne douzaine, voulant éviter les traces souvent laissées par les linges trop humides. Elle souriait devant chaque morceau replacé, se remémorant du coup les plus beaux moments de sa vie: son mariage, son voyage de noces, la naissance de ses quatre enfants, l'arrivée dans sa vie de Choupette.

Elle se souvenait de la provenance de chacune des pièces: le bol à salade en verre taillé offert par Noelline, sa grande amie; les verres à jus, humblement accumulés dans une station-service entre 1973 et 1976; l'essoreuse à salade, tout dernier article jamais acheté au Simpsons de son quartier avant sa fermeture. Sa cuisine, c'était comme le récit de sa vie, comme une biographie détaillée qu'elle aimait relire. Tout y restait gravé, peu importe combien elle aurait pu frotter.

Debout, au milieu de sa cuisine, Léonie regarda autour d'elle avec satisfaction. Tout était impeccable, bien rangé.

C'était clair: elle avait vraiment réussi sa vie.

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