jeudi 18 février 2010

Conte canadien

165, 166, 167, 168. Ça faisait déjà 168. 168 plats Tupperware bien remplis, rangés soigneusement dans le gros congélateur du garage. «Tupperware», c'était vite dit. Il s'agissait plutôt de contenants de crème glacée, de yoghourt, de crème sure et de margarine. Du «Ukrainian Tupperware», aurait-on dit ici, à Saint-Boniface, vis-à-vis francophone de Winnipeg, au Manitoba. «Francophone», ça aussi, c'était vite dit. Nous parlions surtout anglais, sauf lorsque nous décidions d'acheter un grosse caisse de bière, d'inviter nos voisins et de faire un feu dans la cour. Là, assis sur des chaises pliantes, nous retrouvions le plaisir de parler notre langue, qui était devenue un genre de code secret.

Moi, de toutes façons, je ne parlais que très peu. Bill, mon bon ami indien, m'avait transmis cette habitude. «Less is more, mon ami, less is more», qu'il disait, avant de se taire parfois pendants plusieurs heures avec des yeux qui eux, ne se taisaient jamais. Ce matin-là, j'étais justement allé dîner avec Bill. Une lasagne et un café, c'était toujours ce qu'il prenait et moi, je faisais pareil. Après le repas, je me suis senti énergisé, nerveux, même. Bill est parti dans son camion et moi dans le mien jusqu'à mon lieu préféré: le King's Gym, de l'autre côté de la rivière, chez les Anglais.

Il m'avait toujours semblé étrange que tant d'Anglos fréquentent les gyms, alors que chez lesFrancos, cette activité était presque inexistante. Et ça paraissait. Les hommes plus grands, plus bâtis, avec de gros bras musclés se faisaient plutôt rares de notre bord de la Red River. Arrivé au gym, j'ai enfilé mes shorts en coton ouaté gris, un t-shirt de Tin Foil Phoenix avec les manches coupées et je me suis mis à m'entraîner. Les poids, cet après-midi là, semblaient se lever tout seul. La vielle fonte cabossée aurait pu être en bois léger, en plastique creux, même, que ça n'aurait fait aucune différence. Je le sentais en moi. C'était «un de ces jours-là».

Un grand gars avec la tête rasée, d'au moins 6 pieds 2, est passé devant moi. Un vrai beef. De ses écouteurs, qu'il portait pourtant bien enfoncés dans ses oreilles, on entendait sa musique, comme le bruit d'un couteau qu'on aiguise. Son pantalon de nylon bleu laissait voir, aussi, ce qui pouvait bien se cacher dedans et qui ballottait mollement de gauche à droite à chacun de ses pas. J'ai bien dû faire une dizaine de sets de plus, afin de faire coïncider mon départ vers les vestiaires avec le sien. Il n'a pas pris sa douche, s'est à peine changé, se contentant d'enfiler un manteau avant de filer. Ce n'était pas grave. Il ne perdait rien pour attendre.

Je me suis changé en vitesse, afin d'arriver en même temps que lui dans le parking. Sa petite auto noire était toute shiny, les pneus avec, malgré ce mois de février plein de slush. Moi, dans mon truck gris, je le suivais. Je connaissais bien ce genre de gars-là: probablement au chômage, pour aller s'entraîner en après-midi. Sûrement célibataire, aussi, pour vouloir développer son corps de manière aussi extrême, pensant que les femmes recherchaient ce genre de choses-là. Il s'est arrêté devant une maison assez modeste, un six logements recouvert d'aluminium blanc. J'ai stationné un peu plus loin, le guettant dans mon miroir.

Il est sorti de sa voiture, et s'est mis à marcher vers la petite porte du côté. Le moment était parfait. Je suis sorti de mon camion et j'ai avancé vite vers lui. Il avait la main sur la poignée de la porte. «Hey, man, can I use your phone?», que je lui ai dit. Il s'est retourné et je l'ai poussé dans la maison. J'ai sorti un couteau, je lui ai coupé le pénis d'un coup, au travers de son jogging de nylon mince. J'ai dit: «Merci, man!» et je suis reparti aussi vite que j'étais venu, avec en main le tube de chair encore bien chaud. J'ai repris la route, passé le pont Provencher, puis je suis revenu chez moi.

Devant ma porte de garage, il y avait le camion de Bill, avec dedans Bill et son fils Steven qui, bien que métis, moitié Cri, mais né d'un Ontarienne, avait plus l'air d'une petite tapette blonde avec ses yeux bleus innocents. J'ai vérifié mon apparence. J'avais un peu de sang sur mes sneakers et sur la manche gauche de mon manteau de ski. J'ai roulé la manche du mieux que j'ai pu, j'ai laissé mon trophée de chair luisante à côté de la pédale à gaz, puis je suis sorti.

Quand ils m'ont vu, ils ont tout de suite ouvert les portes du camion, pour m'accueillir. Steven tenait un sac de plastique de chez Sobeys. Il souriait trop grand, laissant ses palettes briller dans le soleil d'hiver.

«We bring you some fish», que Steven a dit. Son père a ajouté: «Du beau walleye congelé qu'on allait perdre. Notre freezer nous a lâché». J'avais l'air super détendu. J'ai dit: «Merci, les gars, c'est bien gentil de votre part». J'ai pris le sac rempli de contenants de plastique encore recouverts de givre. Ce poisson-là devait bien avoir été pêché des années auparavant. J'ai ouvert la porte du garage, pour entrer directement par là. En leur disant une fois de plus merci et à bientôt, j'ai été surpris de leur réponse.

«Tu nous invites pas en dedans? On aurait le temps pour une petite bière». Je n'ai pas eu le choix. Bill est entré en premier, suivi de sa feluette de fils. J'ai déposé rapidement le poisson dans le congélateur, en ouvrant la porte du dessus d'un geste rapide. La lumière a à peine eu le temps de s'allumer. On est passé à l'intérieur, par la salle de lavage, pour se retrouver dans la cuisine. J'ai débouché trois Moosehead. Même si le jeune n'avait que 13 ans, il fallait bien un jour faire un homme avec lui. On s'est assis à la table. Il y a eu un long silence. Dans les yeux de Bill, on pouvait lire toutes sortes de choses: la tristesse de ne pas avoir de nouvelles de son ex-femme Meagan, les doutes à propos de son fils, la satisfaction d'être tout de même en ce moment en bonne compagnie. Steven, lui, regardait partout, buvant de très fréquentes petites gorgées. Moi, tout ce que j'avais en tête, c'était le beau morceau viril qui traînait sous le volant de mon truck et le plat à crème glacée d'un litre qui allait être nécessaire à le contenir. C'était du beau morceau.

Au bout de quelques bouteilles, après très peu de mots échangés, Bill s'est levé, m'a remercié pour la bière. Son fils l'a suivi. Ils sont sortis par la porte avant. Je les ai guettés de la fenêtre du salon. Étrangement, c'est le petit qui a pris le volant, sûrement pour qu'il apprenne à conduire. Comme mon camion était derrière celui de Bill, il a dû le contourner, mais le jeune manquait évidemment d'expérience. Il a frôlé la portière de mon camion en reculant. Ça a fait un bruit aigu, métallique. Bill est sorti pour voir les dommages en hurlant après le petit, qui est sorti lui aussi. «What the fuck, boy? Can't you drive like a man?».

Je suis sorti en courant, en pieds de bas dans la neige à moitié fondue. J'ai crié: «C'est beau, c'est beau, man! Pas de trouble. C'est un maudit vieux truck anyway!». Mais il était trop tard. Il avait vu. Ils avaient vu.

Ce soir-là, j'ai mangé du poisson pas mangeable.

Et j'ai compté. 169... 170. 171.

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