jeudi 25 février 2010

Conte canadien, 7e partie

Quand je suis arrivé en face du Gio's, j'ai tout de suite reconnu l'endroit. Un drapeau arc-en-ciel était accroché au-dessus de la porte d'entrée. J'aurais aimé dire «flottait», mais, vraiment, ça ne flottait pas fort. J'ai eu de la peine à croire que dans une ville venteuse comme Winnipeg, il y avait un drapeau qui avait l'air si immobile. Il pendouillait mollement. Ça laissait présager le pire.

Rendu à l'intérieur, j'ai eu un choc. Non, mais, on ne m'avait pas toujours dit que les homosexuels, au moins, avaient le tour avec la décoration intérieure? En tous cas, ce n'était pas ici qu'on allait célébrer le raffinement de leur bon goût. Le bar semblait sortir tout droit d'un cauchemar se passant en 1983. Le mobilier devait d'ailleurs dater de cette époque là. Le tapis industriel gris moucheté donnait à l'endroit toute la chaleur d'une succursale de H&R Block. L'éclairage, les couleurs, tout semblait contribuer à la laideur de l'espace. Malheureusement, le mauvais goût ne se limitait pas au lieu, mais se répandait sur ses habitants. Du monde mal habillé. Des coiffures horribles. Des travestis qui ont autant l'air de femmes que moi de Michaëlle Jean.

Bon, il faut avouer, ici, que je n'ai pas nécessairement moi-même le monopole du bon goût. Ma maison ressemble à une maison ordinaire de gars célibataire ordinaire, avec des meubles trouvés dans les poubelles et aucun élément décoratif. Mais moi, au moins, je n'essaie pas de décorer. C'est en ordre, par contre. Je sais exactement où sont toutes mes affaires, selon un système qui, bien que personnel, a fait ses preuves. Pour ce qui est de mon look, moi qui avait eu une certaine angoisse à ce sujet, je dois dire que malgré mes vêtements pas chers achetés chez Mark's, je ressortais grand gagnant parmi cette foule pathétique (il devait bien y avoir un douzaine de clients, tout au plus). Une fois passé ce moment de jugement sévère, mais incontrôlable, j'ai cherché des yeux mon Québécois.

Je me suis avancé timidement vers le bar, mais il n'y avait pas de trace du marionnettiste. Le barman, un Indien obèse (ou une Indienne, j'en n'étais pas certain), m'a tout de suite regardé d'un air inquisiteur. J'avais soif, alors j'ai dit: «Draft». J'ai payé et j'ai pris ma bière. En me retournant de dos au bar, pour m'éloigner du barman, je suis tombé nez à nez avec quelqu'un qui sortait des toilettes. Il a failli me faire renverser mon verre. Il a dit:

- Oh, Sorry!

- Robert?

C'était lui, tout habillé en noir avec une petite veste de cuir.

- How are you? Did you just get here? I was in the bathroom.

Pourquoi il me parlait en anglais?

- Pourquoi tu me parles en anglais?

- Oh, sorry. J' veux dire, je m'excuse. Ça fait quelques jours que je suis au Manitoba et j'ai pas beaucoup eu à utiliser mon français. C'est l'fun de te voir!

Il y a eu un moment de silence qui a semblé le rendre mal à l'aise. Il a regardé autour de lui.

- Y'a du monde, hein?

Ça, c'était de l'ironie. Très québécois, ça, l'ironie. Il y a eu un autre temps silencieux et là, la machine à parole est repartie. Au début, j'écoutais, j'assimilais quelques mots, en tous cas: production, budget, conditions de travail, caoutchouc-mousse, horaire, désorganisation... Il n'était pas arrêtable. Après ce qui a semblé durer vraiment longtemps, je n'arrivais plus à écouter. Je ne pensais plus qu'à mon plan.

Lui, il avait l'air de se contenter de mes «uh-huh» périodiques. Il se rapprochait de plus en plus. De temps à autres, il me regardait en bas de la ceinture, ou alors dans les yeux. Parfois, son regard se perdait sur mon crâne, sur mes bras, sur mes mains. Il était rendu extrêmement proche de moi. Moi, je le laissais faire. S'il continuais comme ça, mon plan allait se réaliser encore plus rapidement que je ne le croyais.

En effet, ça a été tellement facile que j'en étais presque déçu. Un gros travesti s'est mis à faire semblant de chanter du Céline Dion. Le Québécois a fait une moue dédaigneuse. Il a dit: «On s'en va-tu d'ici?» en me faisant un clin d'oeil. On a calé nos bières. J'ai dit:

- Your place or mine?

- Pourquoi tu me parles en anglais?

Là, je n'étais plus sûr si c'était de l'ironie, malgré son ton nasillard, mais j'ai pris une chance et j'ai dit:

- Très drôle. Envoye, viens t-en dans mon truck. Cette fois, c'est moi qui chauffe.

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