Une rue tranquille, quelques jeunes arbres, peu de voitures - mais toutes très propres, des maisons similaires: voici le portrait d'un quartier que je connais. Dans ce quartier, tout le monde se salue poliment en se croisant, en sortant de sa voiture, en regardant par la fenêtre pour voir le temps qu'il fait. Enfin, presque tout le monde.
Une femme, à tous les jours, sort de chez elle et ramasse à la hâte son journal, bien enroulé dans sa boîte à lettres. C'est ainsi que commencent toutes ses journées. Ensuite, elle s'assoit à sa table de cuisine et lit son journal, de la première à la dernière page. Elle lit tout: les articles, les chroniques, les nouvelles artistiques, les sports, l'horoscope, la chronique nécrologique, les publicités: absolument tout, et dans l'ordre, avec ça. Pas un seul mot ne lui échappe. Elle a peur. Peur de passer par-dessus un mot important, peur de ne pas avoir un tableau complet de la situation, peur de ne pas être au courant.
Dans les maisons voisines, d'autres femmes ne lisent pas le journal, ou alors elles n'en lisent qu'une partie. Les grands titres. La section Voyages. Les articles aux titres percutants. Certaines sont abonnées au journal, mais ne le ramassent même pas à tous les jours, collectionnant souvent plusieurs parutions dans des piles désordonnées jusqu'au jour de la collecte des déchets. Certaines préfèrent la radio, qu'elles écoutent distraitement en vaquant à leurs occupations. Certaines ne s'intéressent pas du tout à ce genre d'activité, trop occupées à tant de tâches qui n'en finissent plus.
Un jour, alors que notre femme est plongée dans sa lecture quotidienne, on sonne à la porte. Ne voulant pas s'interrompre, la femme fait comme si elle n'avait rien entendu. On sonne à nouveau, mais les annonces classées empêchent littéralement notre femme de se lever pour aller ouvrir. Elle déchire des petits bouts de la page qu'elle vient de terminer, en forme des boulettes qu'elle s'enfonce dans les oreilles. Elle poursuit sa lecture. Dehors, un groupe de femmes paniquées se masse devant la porte. Elles enfoncent tour à tour la sonnette avec frénésie. Notre femme ne bronche pas et parcourt attentivement les cotes de la bourse.
Devant la porte, on s'anime de plus en plus. On frappe à la porte, on se disperse autour de la maison. En ne levant pas le nez de sa section Affaires, notre femme se lève et tire les rideaux. Aux fenêtres, on cogne, on jette des petits projectiles pour attirer l'attention, mais un article sur la situation politique en Bolivie captive totalement la femme. Sans quitter sa page, elle se lève, va chercher du ruban gommé et commence à calfeutrer les fenêtres avec les pages qu'elle vient de terminer. Elle tapisse toutes les vitres alors que dehors, on ne sait plus comment attirer son attention. Elle chiffonne le papier de pages lues, au fur et à mesure, afin de boucher toutes les fentes, tous les trous: sous la porte, dans les bouches d'aération, par la cheminée. Elle continue de lire. Il lui reste tant de mots à lire et elle ne veut pas être dérangée. Les pages qu'elle a bien parcourues s'envolent maintenant d'elles-mêmes et se collent partout autour d'elle, scellant murs, plafonds et planchers. «Une femme informée en vaut deux, en vaut mille!», pense-t-elle en se délectant de la section Carrière, qu'elle scrute jusqu'à la moindre petite offre d'emploi pour «un ou une cadre en ressources humaines dans une moyenne entreprise spécialisée en matières plastiques - 10 années d'expérience requises - un usage courant du français, de l'anglais et du mandarin est un atout»...
Bientôt, l'intérieur de la maison est méconnaissable. Partout, des feuilles imprimées en noir et blanc se superposent et recouvrent absolument tout, ne laissant ni son, ni lumière, ni air passer. Dehors, on a cessé de s'agiter. Toutes les femmes sont sans vie, entassées autour de la maison, sur le toit, partout, formant une réelle carapace humaine qui recouvre entièrement la demeure.
La femme, dans son univers hermétique, tourne enfin la dernière page. Elle lit enfin le dernier article, jusqu'à la dernière phrase, jusqu'au dernier mot. Ce mot la laisse stupéfaite. Elle le relit et reste bouche bée. Préférant ne plus rien voir, d'un geste lent, elle enfonce son visage dans cette dernière page, en attendant la fin.
Le côté sombre du Tupperwareblog. J'en frissonne. Mais j'aime ça. Comme dirait Colin quand on lui fait peur : Encore, encore !!!
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