vendredi 5 février 2010

Conte facétieux

J'allais avoir 14 ans. Assis face à ma mère, ainsi qu'à une assiette remplie de boulettes de poulet pané flottant dans une sauce rouge parsemée de morceaux d'ananas, je m'attends à un tête à tête parfaitement normal, moi, un garçon si sage. En plus d'être sage, j'ai plutôt l'apparence d'un enfant et non de l'adolescent que je suis sensé être. La surprise est d'autant plus grande lorsque ma mère me dit, de but en blanc:

- Je sais que tu es plutôt renfermé, que tu ne t'ouvres pas facilement, mais il va falloir qu'on se parle des filles.

Les filles? Qu'est-ce que ma mère peut bien connaître aux filles? Toutes mes amies à moi en sont, des filles. Ou presque. Ne suis-je pas mieux placé pour tout savoir? Lorsque Maryse me parle de «sa semaine sainte», je sais de quoi elle veut parler et que Pâques n'est pas nécessairement à la veille d'arriver. Lorsque Nancy me confie tout sur la pousse tardive de sa poitrine, ne suis-je pas un peu un genre d'initié? Lorsque Diana me raconte tout de la relation particulière qu'elle vit avec sa cousine (qui est aussi la femme de ménage de sa mère, mais passons), ne puis-je pas dire qu'il ne m'est pas nécessaire que ma mère me parle des filles et que le vrai connaisseur, c'est moi? Je reste donc face à elle, silencieux, en mâchant une boulette de pâte afin d'y découvrir la trace de poulet qu'elle contient.

- Ton père et moi, on se disait...

Mon père. Où est-il, celui-là, au juste? Ne devrait-il pas lui aussi participer à cette discussion, afin de rendre l'expérience encore plus humiliante?

- On se disait qu'il faudrait que tu sois au courant des responsabilités que tu devras peut-être prendre bientôt.

Je suis très responsable. J'ai toujours été de nature responsable, d'ailleurs. D'où vient cette vague de doute de la part de ma mère?

- Si jamais tu décides d'avoir des relations sexuelles, il faudrait que tu en connaisses plus sur la contraception.

Ça y est, je vis un malaise total. Le choix des mots. Le choix... du restaurant! Il faut que j'arrive à couper court à cette conversation, mais comment? Ma mère poursuit, mais je n'entends plus vraiment. Rien que des mots clefs, comme adolescence, impulsion, pilule, grossesse, bébé. Arrive le serveur, avec son pichet d'eau. Sauvé. Je suis sauvé.

- On s'est bien compris, non?

Je prends une grande gorgée d'eau.

- Oui, maman. Tu ne me fais pas confiance?

- Des garçons sérieux comme ton ami Paul, on peut leur faire confiance, mais des garçons rêveurs, distraits, un peu tête en l'air comme toi, je ne sais pas...

Nous quittons le restaurant.

Le lendemain, à l'école, je vois Maryse. Je n'ose pas m'approcher d'elle. Je n'ai vraiment pas envie d'un bébé sur les bras. Prend-elle seulement la fameuse pilule, cette Maryse? Il faudra que je fasse tout pour ne pas lui toucher tant que je n'en saurai pas plus. Je me sauve vers mon casier. En en refermant la porte, je tombe nez à nez avec Nancy. C'est vrai que ses seins sont minuscules, mais il n'y a pas de chance à prendre: je lui dis rapidement bonjour et je m'éclipse vers ma salle de classe. Assise au pupitre juste en avant de moi, elle est là: Diana. Elle me glisse un petit papier rose et parfumé. Je ne sais pas si je dois y toucher. Elle se tourne vers moi et insiste en poussant la missive vers mes mains. Sa main frôle la mienne. Horreur. Ça y est: j'ai eu une relation sexuelle sans contraception.

La lecture du mot me console à peine. Une relation sexuelle, même avec une adolescente lesbienne, ça demeure une relation sexuelle. À la fin du cours, je tombe face à face avec Maryse, qui semble choquée. Je recule d'un pas.

- Je t'ai vu ce matin dans le couloir et tu t'es sauvé de moi, on dirait?

- Moi? Non...

- Je t'ai vu!

Du bout de son doigt, elle me pique le torse. Non, ce n'est pas vrai... Pas deux relations sexuelles sans contraception dans la même matinée! Nancy arrive derrière moi et me pince la nuque pour me surprendre. Décidément, je collectionne les relations sexuelles ce matin! Toute la journée, malgré mes efforts, des tas de filles me touchent, me frôlent. Ont-elles pris leurs pilules? Allez savoir.

Arrivé à la maison, je dois faire face à ma mère. Tout lui raconter. Je n'ai vraiment pas envie d'être le père d'une ribambelle d'enfants. Ma mère tranche en carrés égaux des carrés aux dattes dans un Tupperware. Je lui explique tout. Je ne peux pas m'imaginer plus humiliante scène.

Elle me laisse finir, puis me regarde droit dans les yeux.

- Tu veux rire de moi, non?

Je n'ai vraiment pas envie de rire. À ma réaction, elle le comprend et se met à m'expliquer un détail. Un détail qu'elle avait cru bon - à tort - d'omettre la veille: le sens réel de «relations sexuelles». Ce qu'elle décrit ne m'est pas étranger, mais est-il réellement possible de faire tout ça avec des filles lorsqu'on est un garçon? Si oui, pourquoi? En fait, tout ça ressemble bien plus à ce que Paul et moi faisons après l'école, à peu de détails près.

Comme ma mère croit que je suis plutôt renfermé et que je ne m'ouvre pas facilement, pour ne pas la décevoir, je ne lui parle pas de Paul. Pas maintenant. Soulagé de ne pas me retrouver père à l'âge que j'ai, je croque un carré aux dattes en m'éloignant.

Des miettes tombent partout sur le tapis.

3 commentaires:

  1. Trop bon !!! Tout ce qui manque, c'est la recette de carrés aux dattes.

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  2. Je devrais partir un blog «spin-off» avec toutes les recettes, les liens Internet et les trucs pratiques pour faire disparaître les tache...

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  3. ...et les «s» pour accorder «tache» au pluriel!

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