samedi 13 février 2010

Conte d'avertissement

Gens de tous les pays, de toutes les races, de tous les âges et de toutes les croyances: ne prenez jamais le quotidien à la légère. C'est dans le quotidien que se trouve la clef qui nous permet de rester humain.

Un homme vivait seul dans un appartement épuré. À tous les dimanches, il cuisinait. Il préparait tous ses repas pour la semaine qui allait suivre. Plus jamais n'avait-il à se demander ce qu'il allait manger, son menu était tracé d'avance. Il en était très fier. Il préparait des quantités de mets: des viandes rôties, des fruits de mer en sauce, du poisson vapeur, des plats exotiques, du riz, des pâtes, des pommes de terre (parfois pilées, parfois bouillies, parfois au gratin), des légumes sautés, des légumes grillés, des légumes en purée, des salades, des vinaigrettes et même quelques desserts. Toute cette nourriture trouvait sa place dans une collection impressionnante de Tupperware et était rangée au réfrigérateur. Pendant la semaine qui suivait, il n'avait plus qu'à réchauffer ce qu'il désirait manger, au fur et à mesure.

Cette tâche dominicale devait bien lui prendre toute la journée. Au début, c'était un travail laborieux qui laissait sa cuisine dans un état lamentable. À la longue, cependant, il avait développé une routine parfaite. Pas une seule seconde n'était gaspillée. Pas une seule casserole n'était utilisée sans prévoir un emploi multiple et graduel. Par exemple, il s'était rendu compte que les cuissons vapeur devaient précéder les cuissons en sauce, afin de réutiliser la casserole sans avoir à la récurer inutilement. Les tasses à mesurer servaient d'abord aux ingrédients secs, comme le riz, jamais avec de fâcheuses matières collantes en premier, comme le miel. Les couteaux passaient des légumes vers les fruits, pour terminer avec les viandes. La vaisselle se faisait à la toute fin, en un tournemain! C'aurait été un vrai spectacle de le voir travailler, mais comme il vivait seul, il était son seul et unique spectateur, ébahi devant tant d'organisation.

Par un bon lundi soir, où il s'apprêtait à réchauffer son fameux boeuf strogonoff, accompagné de haricots verts au beurre et de tagliatelles, voilà qu'on frappe à sa porte. Comme il n'attend personne, il est d'abord surpris, mais aussi intrigué. Il regarde à travers le judas et aperçoit une fillette toute de rouge vêtue. Il décide d'ouvrir.

- Bonjour, je suis une pauvre fillette perdue. J'étais en route vers la maison de ma grand-mère, mais lorsque j'ai senti une présence tapie dans l'ombre, j'ai eu tellement peur que j'ai dû choisir un chemin que je ne connaissais pas. Ce chemin m'a mené jusqu'à vous. Si seulement vous pouviez m'héberger quelques temps, le temps que je contacte ma maman...

L'homme ne s'attendrit pas facilement, mais finit par céder. Il fait entrer la fillette, qui laisse des traces de boues partout sur son plancher en explorant les lieux. La fillette semble être parfaitement à son aise chez l'homme. Elle dit:

-J'ai faim. Vous n'auriez pas un petit quelque chose à me donner, que je pourrais me mettre sous la dent?

L'homme est pris au dépourvu. Il n'est pas question que cette petite impolie bousille sa belle planification alimentaire hebdomadaire. Il dit à l'enfant qu'il ne lui reste rien, absolument rien. Mais la fillette, avec un sans-gêne désarmant, ouvre le réfrigérateur et découvre les contenants bien remplis.

-Et tout ça, c'est quoi?

L'homme n'a pas le temps de répondre que cette jeune fille ouvre déjà tous les plats qui lui tombent sous la main. À une vitesse phénoménale, elle grignote le veau parmigianna du vendredi, mange les légumes du samedi, dévore le dessert du mardi. L'homme n'en croit pas ses yeux. Avant même qu'il ne puisse réagir, sa semaine de repas est dispersée, entamée, engloutie. Il saisit vivement la fillette par le bras. Elle hurle à tue tête. Il l'assoit sur le comptoir de la cuisine, pour la gronder, lui dire que ce ne sont pas des choses qui se font. La petite ne veut rien entendre. Elle crie de sa petite voix stridente. L'homme pousse la fillette sur la planche à découper. Il empoigne un couteau et l'enfonce dans la gorge de l'enfant qui se débat toujours, mais sans voix. Le sang pisse partout. Il découpe la fillette en morceaux, en fait des tranches, des filets, des cubes à ragoût, il apprête minutieusement cette visiteuse effrontée. Pendant toute la soirée, il cuisine. Toute la nuit, même. Il récupère les contenants vidés par cette enfant et les remplit de préparations diverses, toutes à base de la viande de cette dernière.

Au lever du jour, l'homme est épuisé, mais satisfait. Son réfrigérateur est à nouveau rempli. Il pourra donc affronter la semaine sans trop d'angoisse, au moins jusqu'au dimanche suivant.

C'est ce dimanche, tôt le matin, qu'à nouveau on frappe à la porte. À travers le judas, l'homme voit deux hommes baraqués, en uniformes de policier. Le destin a parlé.

L'homme se dit: «Miam, miam, avec ces deux-là, j'en aurai au moins jusqu'au mois prochain».

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