samedi 20 février 2010

Conte canadien, 3e partie

Ça faisait déjà plusieurs jours que je n'avais pas récolté de nouveaux spécimens. Il faut dire que je tentais de ne pas trop attirer l'attention, bien que la disparition de Bill et de Steven ne semblait pas causer trop de remous. Des gens discrets qui fuient la ville, sans dire au revoir, ça pouvait même paraître parfaitement normal. Je pourrais ajouter qu'autour d'eux, à part moi, Bill et Steven n'avaient pas beaucoup de connaissances sur qui compter.

Cela dit, ça me démangeait de ne pas poursuivre activement mon objectif. Je regardais le contenu de mon congélateur souvent. Je replaçais les contenants. J'essayais de parfaire ma méthode de classement. Sur chacun des pots, j'avais pris soin d'inscrire la date de cueillette, avec un stylo feutre noir. Avec le givre causé par l'humidité du congélateur, parfois, ces dates s'effaçaient un peu, alors, je profitais de ces périodes d'inventaire pour réécrire les chiffres moins lisibles. Cette opération demandait beaucoup d'adresse. Écrire sur une surface même légèrement humide ne fonctionnait tout simplement pas. Je devais alors laisser reposer sur une tablette, celle où je rangeais les pots Masson avec les différentes marinades que me donnait ma mère, chacun des contenants, juste assez longtemps pour pouvoir essuyer le givre fondu, mais pas trop pour ne pas faire dégeler le contenu. Je pouvais gérer trois ou quatre pots à la fois, pas plus, sinon je perdais le compte.

Il était important, aussi, que les coups de stylo feutre n'aient pas l'air trop brouillon. Je devais repasser exactement là où les anciennes écritures étaient. Si je dépassais, en réinscrivant un «8», par exemple (le chiffre le plus difficile à maintenir constant), je devais sortir le gaz à lighter, tout effacer et recommencer. Les soirées passaient tellement vite, que parfois, j'en oubliais de souper.

Ce travail d'archivage, bien qu'assez satisfaisant, pourtant, ne me suffisait pas. Je m'étais lancé un défi personnel et je ne supportais pas la pensée de faire face, un jour, à l'échec. Il fallait que je passe à l'action.

Au travail, chez NFF (National Fast Freight), une compagnie de transport pour qui je faisais toutes sortes de travaux d'entretien, j'avais beaucoup de temps pour réfléchir. Juste ici à Winnipeg, cette compagnie devait bien faire travailler quelques centaines de personnes, surtout des hommes. Je me suis dit: «Pourquoi chercher plus loin que le bout de son nez?». Je me suis mis à spotter mon prochain gars. Dereck, au shipping, devait bien en avoir une grosse. Les gars le niaisaient toujours à ce sujet-là, en tous cas. Seulement, comme il était marié, avec deux enfants, je me suis dit que je pouvais trouver mieux. Il fallait que je me trouve parmi les gars single, parmi ceux qu'on oublierait plus facilement. Contre mes habitudes, j'ai donc décidé d'aller prendre une bière avec les gars le jeudi soir.

Je me suis donc retrouvé au Cowboys Roadhouse, avec la gang d'habitués de la job, ceux qui ne devaient répondre à personne et qu'aucune femme n'attendait à la maison avec un souper tout prêt. J'ai commandé une Bud. Les gars étaient fébriles, tout énervés d'échapper à leur routine et d'être entourés de belles serveuses toutes plus sexy les unes que les autres. Parmi eux, par contre, il y avait Brandon. Brandon parlait aussi fort que les autres, buvait autant que les autres, riait bruyamment comme les autres, mais ne semblait pas à sa place. Il faut dire qu'avec la tache de vin qui ornait son visage, comme une vache Holstein, il y avait en lui une timidité constante qui, malgré tous ses efforts pour la dissimuler, transparaissait. Après sa troisième ou quatrième bière, il s'est levé en disant: «Man, do I need to pee!». «You drink one and you piss three», a répondu Lowell, assis juste à sa droite.

J'ai ajouté: «Fuck, I need to go too», juste au moment où le reste de la gang fixait, sur l'écran géant, la reprise d'un but du match de hockey de la veille.

Aux toilettes, Brandon était déjà debout face à un urinoir. J'ai pris place à côté de lui, mais deux urinoirs plus loin à sa droite, question de ne pas trop attirer l'attention. On a parlé de combien ça faisait du bien, de combien on avait besoin de ça et Brandon a ajouté: «I drink one and I piss three». Il urinait très collé sur la porcelaine de l'urinoir, en plaçant ses mains pour cacher le peu qu'il était possible de voir. Moi, je faisais semblant de rien, mais en fermant l'oeil droit et en gardant la tête bien droite, je regardais du coin de l'oeil avec mon oeil gauche. Au dernier moment, juste avant de rezipper son pantalon, Brandon a secoué son pénis pour l'égoutter. C'est là que j'ai pu voir ce qui m'intéressait. Et intéressé, je l'ai été.

Le pénis de Brandon, à ma grande surprise, était à l'image de son visage: couleur chair, tacheté de mauve. Une vraie pièce de collection. Il me le fallait.

De retour à la maison, assez tard, je ne pouvais pas m'empêcher de penser à ce morceau unique. Un peu saoul, j'ai mangé un fond de yoghourt aux cerises et je me suis dit: «ce pot-là va être parfait, tout simplement parfait».

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