mardi 23 février 2010

Conte canadien, 5e partie

J'ai pris ma douche. J'ai enfilé un jean, une chemise à carreaux, des bas propres. J'ai mangé deux toasts avec du beurre. Le beurre était dur, alors, j'ai dû le passer au micro-ondes pendant onze secondes. J'ai mis des bottes, une tuque, des gants et mon manteau de ski. Je suis allé chercher les clefs de la camionnette de Brandon dans le congélateur. J'ai conduit pendant quelques heures, jusqu'à un petit lac que je connais, où j'étais même allé récemment d'ailleurs. J'ai poussé la camionnette dans le lac, mais la glace était plus épaisse qu'à ma dernière visite, faut croire. La camionnette est restée intacte, sur la couche blanche et lustrée qui s'illuminait des rayons du matin. J'ai crié: «Fuck!». La glace, comme si elle avait à ce moment-là voulu me faire comprendre qu'elle m'entendait, s'est fêlé, ça a fait un bruit sec, puis le véhicule s'est enfoncé lentement dans les profondeurs noires de l'eau.

J'ai pris la route pour revenir vers chez moi, en marchant tranquillement. Il faisait beau.

Ça faisait déjà plusieurs heures que je marchais que je n'avais pas vu une seule voiture, pas un seul camion, sur la route. Je m'étais fait à l'idée que j'allais avoir à marcher jusqu'au soir. Je suis arrivé à ne plus penser à rien. Ce qui venait de se passer, ce qui allait peut-être arriver, ça ne faisait plus partie de l'équation dans ma tête. Ce n'était même pas une équation, juste un gros zéro.

Au bout de la route, derrière moi, j'ai entendu une voiture. Une Honda Civic gris argenté s'approchait lentement. Au volant, j'ai cru distinguer un homme d'environ 40 ans, aux cheveux très courts avec, assise à côté de lui, ce qui avait l'air d'une petite fille rousse. Comme ils avaient l'air inoffensifs (une Honda Civic!), j'ai pensé que je pouvais me sauver un peu de temps en faisant un bout sur le pouce. J'ai souri en levant mon pouce vers le ciel bleu. L'auto s'est arrêtée. L'homme a pris la petite fille, l'a passé par-dessus le dossier du siège du passager et l'a laissé tomber sur la banquette arrière. Je me suis approché. L'homme a baissé sa vitre et a dit: «Need a ride?». Il avait un drôle d'accent. Pas un accent d'ici. Un accent québécois.

J'ai répondu: «Si je pouvais faire un bout, ça m'arrangerait, oui!» et j'ai pris place à l'avant. Je n'avais jamais vu une auto propre comme celle-là. C'est comme si elle venait tout juste de sortir du concessionnaire. On s'est salué. Il a mentionné sa surprise d'entendre parler français. J'ai répondu que c'était pareil pour moi. On a ri. J'ai jeté un coup d'oeil sur la banquette arrière. J'ai dit: «C'est rare qu'on voit du monde voyager avec une poupée!». Il a répondu: «C'est pas une poupée, c'est une marionnette». J'aurais pu finir la conversation à ce moment-là. Dans le fond, je n'avais pas vraiment envie de parler, mais ça a été plus fort que moi, alors j'ai demandé: «C'est quoi la différence?».

C'est là que le gars s'est mis à tout me raconter: qu'il était marionnettiste; en fait, pas juste marionnettiste, mais concepteur de marionnettes; qu'il venait à Saint-Boniface pour coacher une équipe de manipulateurs pour une émission de télévision qui serait tournée à Winnipeg; qu'il avait bien hâte de rencontrer le monde; que ces gens-là travaillaient pour le Cercle Molière; que c'était de plus en plus rare, des émissions de marionnettes; que c'était à cause de la maudite animation 3D, mais que ce n'était pas pareil, que ça avait beaucoup moins d'âme; qu'au Québec, il ne se tournait presque plus rien de bon pour les enfants; qu'ici, au moins, les producteurs avaient envie d'essayer d'innover; que par contre la main-d'oeuvre était difficile à trouver, que personne n'était formé; qu'en plus il fallait trouver dans le bassin francophone; que l'accent allait être un problème... J'ai dit: «L'accent, quel accent?». Il a semblé embarrassé. Il a bégayé: «Ben, j'veux dire, l'accent Manitobain, là...».

Pendant le reste de la route, on n'a plus dit grand chose. Maudit Québécois. Ça se prend pour le nombril du monde. Moi, j'avais juste hâte d'arriver à la maison. Mon patron avait sûrement téléphoné pour savoir pourquoi je n'étais pas rentré ce matin-là. Ce n'était pas grave. Des gars qui ne rentrent pas, il en voyait à tous les jours. Des gars qui avaient fait le party la veille: des Indiens, des Anglos, de toutes les sortes, même des Philippins, ça pouvait très bien boire une bière ou deux de trop, puis rester sur un sofa complètement passed-out, endormi dans leur vomi.

J'ai vu un coin de rue assez près de chez moi arriver. J'ai dit: «Bon, ben, j'vas descendre ici, moi. Merci ben, hein!». Il m'a dit: «Dis-moi où tu restes, je peux bien aller te reconduire jusque chez toi. On gèle.». On gelait même pas. Il faisait à peine -10. J'ai répondu: «Non, non, je peux marcher le reste!».

Il a dit: «OK, d'abord», puis s'est arrêté sur le bord de la route. Je m'apprêtais à ouvrir la porte et c'est là qu'il m'a tendu la main. On s'est serré la main. Son regard était particulier. Pour être précis, je pense qu'il me regardait l'entrejambe, avec un petit sourire en coin. Il ne paraissait pas vouloir lâcher ma main et il a dit, en me fixant maintenant droit dans les yeux: «Je suis ici pour deux semaines et j'ai pas grand chose à faire, là... Si jamais tu veux qu'on aille prendre une bière...». Il m'a lâché et m'a tendu une carte:

Robert Martin,
scénographe et marionnettiste

514.555.5415 (cell.)

Je suis sorti, j'ai mis la carte dans ma poche en le remerciant une dernière fois.

J'ai pensé: «Une bière? Pour qui ils me prennent, donc, ceux-là? Maudit qu'y a des fuckés dans le monde!».

Même ici, au Manitoba.

2 commentaires:

  1. Tu écris vraiment, vraiment très bien. Tu as une façon fort intéressante de raconter et j'aime toujours autant te lire !!

    Moi aussi je suis sûr qu'il te regardait l'entre-jambe, soit dit en passant. :o)

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