On disait de lui qu'il pouvait arrêter le temps. On l'appelait Robert Bontemps.
Si une mère de famille venait à prendre du retard dans ses activités quotidiennes, elle appelait Robert Bontemps. D'un claquement de doigts, il arrêterait alors le temps. Tout le monde, alors, figeait. Tout le monde, sauf lui, Robert Bontemps. Il pourrait alors finir le repassage des draps, ranger l'armoire à Tupperware, préparer un bon repas chaud, mettre la table et, d'un autre claquement de doigts, faire en sorte que le temps poursuive sa course, juste à temps pour l'arrivée des enfants. La plupart du temps, on le récompensait généreusement, avec de l'argent ou une simple invitation à se joindre à table avec la famille.
Plusieurs n'hésitaient pas à faire appel à ses services: des policiers trop gras pour courir après les voleurs, des étudiants mal organisés la veille d'une remise de travaux importants, des femmes fatales qui sentaient le temps filer et leur maquillage loin d'être terminé. Avec le temps, Robert Bontemps avait donc appris une foule de métiers et avait perfectionné toutes sortes de techniques. Il était chanceux, au fond. Du temps, lui, il en avait! Si un jour, on lui demandait d'arrêter le temps afin de terminer quelconque activité, une fois le temps arrêté, Robert Bontemps prenait tout son temps.
Il devait terminer une lettre pressante dans une langue qu'il ne connaissait pas? Il prenait des jours, des mois, parfois, afin de bien la maîtriser en lisant tous les livres qu'il fallait. Il devait aider un pauvre abruti à s'habiller, en retard pour un rendez-vous galant? Il pouvait parcourir tous les magasins à la mode afin de trouver les vêtements parfaits, avant d'habiller, comme une grosse poupée immobile, le pauvre homme en quête de séduction.
Un jour, alors que le temps filait normalement, Robert Bontemps finit par le trouver long, le temps. Personne ne l'avait appelé depuis un bout de temps. Trop longtemps. Il trouva ça louche. Il claqua des doigts. Partout, tout le monde s'immobilisa. Il se mit à arpenter la ville, afin de trouver un indice qui expliquerait son manque soudain de popularité. Il entra partout, dans les maisons, dans les commerces, tentant de voir pourquoi tout le monde ne semblait plus prendre de retard, ni même pour une banale activité.
Après des jours de recherche: rien. Aucun indice ne clarifiait pourquoi on n'avait plus besoin de ses services. Il passa alors devant une maison très ancienne, à moitié délabrée. C'est là qu'il la vît, sur le perron: une vieille, vieille femme, qui se berçait tranquillement. Il lui dit:
- Vieille femme, comment peux-tu te bercer ainsi, puisque j'ai arrêté le temps?
La vieille femme répondit:
- Le temps? Tu ne l'as pas arrêté. C'est moi, qui l'ai fait. Tu croyais avoir un don, mais non. C'est moi qui l'ai. À toutes les fois, c'était moi. J'entendais ton claquement de doigts, avec mon oreille magique, et j'arrêtais le temps pour toi.
Robert n'en croyait pas ses oreilles, pas magiques du tout. Il demanda:
- Mais pourquoi, pourquoi?
La vieille eut un sourire narquois et répliqua:
- J'attendais que quelqu'un d'autre sois assez vieux pour moi. Maintenant, c'est fait. Embrasse-moi, fais-moi l'amour, fais-moi l'amour longtemps!
Depuis ce jour, le temps file, file.
Et les petites vieilles qui se bercent ont toujours un petit air cochon, non?
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