mardi 2 février 2010

Conte de mensonge

Un jour, j'ai réalisé que je pouvais voir ce qui se passait à l'intérieur des gens. Je n'avais qu'à plisser les yeux et tout m'apparaissait: leurs émotions, leurs rêves, leurs pensées. Tout n'était pas d'une clarté absolue, mais malgré ce filtre blanchâtre, je pouvais prétendre connaître ces gens presque autant qu'ils se connaissaient eux-mêmes.

Un matin, j'ai rencontré sur la rue un ami que je n'avais pas vu depuis longtemps et je lui ai demandé: «Ça va?». Il m'a répondu: «C'est super! Tout roule comme sur des roulettes. J'ai des beaux projets qui s'en viennent et en amour, je ne pourrais pas être plus comblé.». J'ai plissé les yeux, discrètement, et j'ai vu qu'il me mentait, sur toute la ligne. Son moral était à son plus bas, ses projets n'étaient que de vagues souhaits et son couple n'en était plus qu'un de convenances. Je n'ai pas su quoi répondre. Alors, pour le mettre à l'aise, j'ai menti. Je lui ai parlé de mes échecs au travail. J'ai inventé des diagnostics improbables qui m'affectaient mentalement. J'ai terminé en parlant de ma grande solitude et de tous mes regrets. Je me suis dit qu'en entendant tout ça, il s'ouvrirait à moi, n'ayant plus peur de faire pâle figure à mes côtés. Il s'est contenté de me regarder avec un air de pitié, mais moi, en plissant les yeux à nouveau, j'ai vu le bonheur qu'il avait d'entendre tous mes malheurs. Il se réjouissait du triste constat de ma vie. Son moment de bonheur face à mon malheur inventé ne fut que de courte durée. En le quittant, je l'ai observé s'éloigner et je voyais tout: son amertume refaire surface, ses projets échoués, sa honte d'avoir menti.

Un peu de temps s'est passé suite à cette rencontre. Je n'osais presque plus plisser les yeux, tant tout ce que je pouvais percevoir m'attristait profondément. Même les plus sincères autour de moi avaient quelque chose à cacher. Moi, de plus en plus, j'en étais troublé. J'ai tout tenté afin de ne pas utiliser mon étrange pouvoir, mais c'était plus fort que moi. La curiosité me menait toujours à un plissement des yeux furtif. Les images demeuraient un peu voilées, mais chacun devenait tout de même devant moi un livre ouvert.

J'ai décidé que je mettrais fin à ce don, que jamais je n'avais pourtant souhaité. À tous les jours, je tentais de nouvelles expériences pour ne pas être témoin de tout ce monde troublant qu'était l'intérieur des gens. Je regardais à côté d'eux. Je me forçais à avoir la larme à l'oeil, pour tout brouiller. Je tentais de ne pas cligner des yeux, jamais, puisque même ce mouvement rapide me donnait accès à toute cette vérité.

Quelques années se sont passées et j'étais devenu expert à obscurcir mon bizarre talent. Sur la même rue, à la même intersection, je suis tombé sur mon ami qui affichait une mine radieuse. Je n'ai pas voulu vérifier si cette mine était justifiée. Les yeux hagards, remplis d'eau, je regardais partout sauf vers lui. Il m'a dit: «Ça n'a pas l'air d'aller!». J'ai répondu: «Non, non, tout va bien...». C'est alors qu'il s'est lancé dans un monologue enlevé qui relatait tous ses bons coups: son succès en amour, sa chance au travail, le bonheur qui le comblait. Il fallait que je vérifie, que je voie si ce qu'il me racontait était vrai. J'ai essuyé mes larmes. Je l'ai regardé en plein visage. J'ai plissé les yeux. J'ai vu que tout ce qu'il venait de me raconter était véridique.

J'ai pensé: «Quel sans-gêne, celui-là, d'étaler son bonheur devant tout le malheur que je semble afficher!». En l'observant s'éloigner, je n'ai vu aucun remord, aucune compassion envers moi. Puis je me suis demandé si tout ça m'attristait ou non. Si j'étais triste ou heureux.

3 commentaires:

  1. WOW! C'est vraiment bon!!!!

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  2. Je n'ai qu'un mot: merci de vos commentaires! (En fait, ça fait quatre mots - 20 en tout en comptant ceux-ci...)

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