Il est à noter que cette 10e partie du conte ne sera publié que lundi.
Merci de votre patience.
Pendant plusieurs heures, je suis resté étalé sur le sol froid de mon garage. Je sentais mon corps, le couteau planté dans mon ventre, mais il m'était impossible de bouger. J'étais dans un état que je n'avais jamais vraiment connu auparavant, entre le sommeil et l'éveil. J'avais toutes sortes de pensées, parfois liées à la réalité et parfois comme des rêves étranges, tout ça entrecoupé de moments de noir total.
J'ai conduit rapidement vers ma maison, en continuant à faire sembler de m'intéresser à ce qu'il disait. Il n'était pas particulièrement efféminé, mais parmi ma gang au travail, tout le monde aurait eu des soupçons à son sujet. Ses vêtements étaient trop propres, trop ajustés. Il racontait des anecdotes à propos de son travail. J'ai cru entendre qu'il trouvait qu'il travaillait très fort et que ça lui faisait du bien de relaxer un peu. Je ne pouvais pas imaginer comment un marionnettiste pouvait travailler «trop fort». Il faisait quoi, de ses journées, à part se mettre la main dans le cul de muppets en peluche? Travailler dur, il ne savait pas c'était quoi. En plus, ça avait l'air payant, son affaire. Tous ses vêtements semblaient flambants neufs. Il s'est mis à rire et m'a mis une main sur la cuisse. J'ai gardé mon calme. Il fallait que je garde mon calme. Pour le moment.
Quand je suis arrivé en face du Gio's, j'ai tout de suite reconnu l'endroit. Un drapeau arc-en-ciel était accroché au-dessus de la porte d'entrée. J'aurais aimé dire «flottait», mais, vraiment, ça ne flottait pas fort. J'ai eu de la peine à croire que dans une ville venteuse comme Winnipeg, il y avait un drapeau qui avait l'air si immobile. Il pendouillait mollement. Ça laissait présager le pire.
Toute la fin de semaine, je me suis reposé. J'ai nettoyé le plancher du garage et j'ai essayé de comprendre ce qui était arrivé cette nuit-là. Ce qui m'était arrivé à moi, ça, c'était clair. J'avais eu le pénis tacheté que je voulais, mais pas exactement où je le voulais. Par contre, je n'ai aucun souvenir d'avoir tué Brandon, mais pourtant, je l'avais retrouvé mort, baignant dans son sang au milieu de mon garage. Son séjour précipité au congélateur, je dois le dire, n'a pas aidé les choses. Je pouvais voir que son crâne avait été fracassé, mais, comme il était rendu tout raide, c'était plutôt difficile d'examiner des traces sur son corps pouvant me renseigner sur le déroulement des événements. En plus de ça, la vie, c'est pas un show de TV et, à ce que je sache, il n'y a pas de CSI Winnipeg.
J'ai pris ma douche. J'ai enfilé un jean, une chemise à carreaux, des bas propres. J'ai mangé deux toasts avec du beurre. Le beurre était dur, alors, j'ai dû le passer au micro-ondes pendant onze secondes. J'ai mis des bottes, une tuque, des gants et mon manteau de ski. Je suis allé chercher les clefs de la camionnette de Brandon dans le congélateur. J'ai conduit pendant quelques heures, jusqu'à un petit lac que je connais, où j'étais même allé récemment d'ailleurs. J'ai poussé la camionnette dans le lac, mais la glace était plus épaisse qu'à ma dernière visite, faut croire. La camionnette est restée intacte, sur la couche blanche et lustrée qui s'illuminait des rayons du matin. J'ai crié: «Fuck!». La glace, comme si elle avait à ce moment-là voulu me faire comprendre qu'elle m'entendait, s'est fêlé, ça a fait un bruit sec, puis le véhicule s'est enfoncé lentement dans les profondeurs noires de l'eau.
Ça devait bien faire trois semaines que je ne dormais pas plus d'une heure ou deux par nuit. À tous les soirs, dans mon lit, je ne faisais qu'élaborer des tactiques pour réussir à me procurer le pénis de Brandon. Toutes les fois précédentes, j'avais pourtant récolté sans problème les membres de ma collection. Je fonctionnais spontanément, sans trop y penser, sans avoir à calculer mes actions. Je voyais, je fonçais, je prenais. C'était simple comme bonjour. Cette fois, tout me paraissait difficile. Je me sentais l'obligation de tout planifier, dans les moindres détails: le lieu, le moment, quoi dire, comment laisser le moins de traces possibles.
Il était une fois un bloggeur qui se trouvait dans l'embarras. Voyez-vous, ce bloggeur, après avoir vu une pièce de théâtre avec des marionnettes à gaines qui se font violer à coups de fist-fuck, s'était trouvé bien sage, au fond, bien sage. La metteure en scène de la pièce sordide (qui montrait entre autres images un prisonnier en train de «rouler des pelles» à une marionnette, pour ensuite se sucer le bras jusqu'à une éjaculation produite par sa propre salive - il fallait être là) insistait qu'il fallait explorer les limites, et bla, bla, bla. Le bloggeur, rendu chez lui, se mit au défi: il allait repousser les limites, lui aussi.
Ça faisait déjà plusieurs jours que je n'avais pas récolté de nouveaux spécimens. Il faut dire que je tentais de ne pas trop attirer l'attention, bien que la disparition de Bill et de Steven ne semblait pas causer trop de remous. Des gens discrets qui fuient la ville, sans dire au revoir, ça pouvait même paraître parfaitement normal. Je pourrais ajouter qu'autour d'eux, à part moi, Bill et Steven n'avaient pas beaucoup de connaissances sur qui compter.
J'étais très excité. J'allais peut-être un jour atteindre mon objectif: un congélateur plein de pénis bien répertoriés dans des contenants de plastique. Selon mes calculs, remplir l'espace de 25 pieds cubes nécessiterait environ 568 contenants de taille moyenne. J'aurais pu optimiser l'espace en me procurant des contenants carrés, ou même rectangulaires, mais, selon mes calculs, il m'en aurait coûté 2812,89$ et je n'avais tout simplement pas ce genre de moyens.
165, 166, 167, 168. Ça faisait déjà 168. 168 plats Tupperware bien remplis, rangés soigneusement dans le gros congélateur du garage. «Tupperware», c'était vite dit. Il s'agissait plutôt de contenants de crème glacée, de yoghourt, de crème sure et de margarine. Du «Ukrainian Tupperware», aurait-on dit ici, à Saint-Boniface, vis-à-vis francophone de Winnipeg, au Manitoba. «Francophone», ça aussi, c'était vite dit. Nous parlions surtout anglais, sauf lorsque nous décidions d'acheter un grosse caisse de bière, d'inviter nos voisins et de faire un feu dans la cour. Là, assis sur des chaises pliantes, nous retrouvions le plaisir de parler notre langue, qui était devenue un genre de code secret.
Une chanteuse populaire en avait assez de sa popularité. Se faire reconnaître dans la rue, à l'épicerie ou au St-Hubert BBQ, trop peu pour elle. Malheureusement, ne devient pas impopulaire qui veut. Elle avait quand même fait Star Académie. Souvent l'avait-on vue sur la couverture du 7 Jours. Les plus grands interviewers de la télé l'avaient rencontrée, dont Michel Jasmin. Ce n'était pas rien.
Ça faisait déjà une douzaine de fois que je recommençais et jamais le résultat n'était probant. Alors, avec un long couteau plat, je grattais le gâteau pour en enlever tout le glaçage, que je jetais à la poubelle (à cause des miettes - je déteste quand les miettes du gâteau se retrouvent mélangées au glaçage) et je préparais une nouvelle quantité de glaçage. J'expérimentais. Parfois, j'ajoutais plus de sucre en poudre, parfois, je recherchais une texture plus molle en ajoutant un peu de jus de citron, parfois, je battais plus énergiquement afin de créer un effet moussant. Chaque technique avait du bon. Mais jamais ce n'était idéal. C'était peut-être une question d'étalage? J'ai mis à l'épreuve divers ustensiles: des spatules, des couteaux longs, des couteaux courts, des cuillères de bois, des sacs à douilles... Encore une fois, chaque nouvel outil proposait ses bons côtés et ses faces sombres. J'ai ensuite tenté des techniques plus risquées. Avec un rouleau à peinture, j'ai étendu une multitude de couches très minces de glaçage très liquide (l'effet n'était que peu convaincant). Perché en haut d'un escabeau, j'ai lancé le glaçage d'un coup, en le faisant tomber d'un gros gloup du bol de Tupperware (succès très moyen). J'ai essayé de tremper tout le gâteau dans une cuve immense pleine de glaçage (opération difficile, peu économique et franchement décevante - maudite gravité!). J'ai badigeonné mon chat et lui ai dit : «allez, minet, frotte-toi, frotte-toi» (surprenamment, ça s'est passé plutôt bien, mais les fameuses miettes m'apparaissaient très mélangées). Sur une forme identique à mon gâteau, préparée grâce à une technique de moulage impliquant entre autre matériaux de l'alginate, des bandelettes plâtrées, du silicone et une certaine patience, j'ai étalé grâce à un canon à neige, sous des températures de -5 Celsius, une glaçage, rigidifié par le froid afin d'y insérer le gâteau par la suite et de laisser ramollir ensuite à température pièce (l'effet granuleux était disgracieux). J'ai fait appel aux nouvelles technologies d'impression par sublimation, en remplaçant l'encre par une glace composée de glucose et d'une série d'autres ingrédients liquides (un désastre que je préfère ne pas décrire). J'ai donné le glaçage à manger au bébé de la voisine, le faisant régurgiter le tout au-dessus du gâteau (mais ce bébé, un vrai lâche, m'a laissé tomber avant d'attaquer les côtés). J'ai transféré, atome par atome, le glaçage du bol vers le gâteau, dans un environnement parfaitement stérile et isolé, employant des systèmes de pointe (le plutonium donnait une couleur verdâtre au glaçage et m'éloignait de l'effet recherché). J'étais découragé. J'ai regardé le gâteau, nu (c'est le gâteau qui était nu - en fait, moi aussi je l'étais, mais ce détail n'est pas réellement pertinent) et j'ai tenté une expérience ultime: me convaincre qu'il était glacé, mais sans réel glaçage. Au bout de plusieurs heures où je n'ai pas quitté des yeux le gâteau, je me suis mis à pleurer. Au travers d'une de mes larmes particulièrement visqueuse, le gâteau m'a bel et bien semblé parfaitement recouvert de glaçage. J'ai profité de ce court moment. Je me suis coupé un morceau. J'ai chanté «Bonne fête, Robert - Bonne fête, Robert». C'était beau! C'était beau!
Gens de tous les pays, de toutes les races, de tous les âges et de toutes les croyances: ne prenez jamais le quotidien à la légère. C'est dans le quotidien que se trouve la clef qui nous permet de rester humain.
Il avait toujours été un homme sage. Jamais il n'arrivait en retard. Jamais il ne sortait mal rasé, décoiffé ou mal vêtu. Sa conduite était irréprochable. C'était tout ce qu'on lui reprochait, d'ailleurs.
Toute bonne chose a une fin. Cette fin, c'était ce jour-là qu'elle allait arriver. Le monde, c'est vrai, avait somme toute été une belle expérience, mais ce jour-là, c'en serait la fin. La fin du monde.
En route vers sa maison, Robert marchait d'un pas rapide et régulier. Tout le village, il devait traverser. Chemin faisant, il crut bon s'arrêter chez la boulangère, pour acheter des gâteaux. La boulangère, toute heureuse de voir Robert arriver, lui fit un beau sourire. «Voulez-vous vos gâteaux dans un sac ou dans une boîte?», lui dit-elle. «Dans une boîte», répondit-il. Aussitôt dit, aussitôt fait: une boîte pour Monsieur s'il vous plaît.
J'étais au bord du précipice. Devant moi, le vide, infini, qui m'appelait. J'ai regardé vers le bas. Rien. J'ai crié: «You-hou». Rien. Pas même d'écho. J'ai eu envie de me retourner, afin de regarder derrière moi. J'ai hésité. Je n'avais tout de même pas fait tout ce trajet pour rien, alors, j'ai résisté. J'ai fermé les yeux. J'ai pris une grande respiration. J'ai fait un pas vers l'avant, puis un autre. La sensation initiale de ma chute m'a surpris. Ce n'était pas du tout comme je l'avais imaginé. Aucun haut le coeur. Pas la moindre brise vers le haut pour m'indiquer la vitesse de ma chute. Où était cette impression vertigineuse que j'avais tant de fois imaginée? C'était donc cela, tomber? Quelle déception.
En ce temps-là, la race humaine cherchait toujours à accumuler des objets, le plus grand nombre d'objets. En ce temps-là, les objets étaient réels, tangibles. Chacun avait sa fonction: des objets pour manger, des objets pour se déplacer, des objets pour construire, des objets pour écrire, des objets pour penser...