Non, mais, c'est donc ben dur de classer nos vies. Je ne parle pas ici simplement de placer les bas blancs avec les bas blancs, les gris avec les gris et les noirs avec les noirs (sans oublier d'orienter les talons tous du même bord), je parle de toutes ces choses qu'on a à faire dans une journée. À chaque jour de la semaine, d'heure en heure, de minute en minute, de seconde en seconde jusqu'à ce qu'on accumule toutes les semaines de nos vies (souvent, ça veut dire un certain nombre d'années, ça) et qu'au bout de tout ça, il nous reste malgré tout encore des choses à faire que d'autres seront ben pognés à faire à notre place.
Ça occupe un cerveau, toutes ces activités. Ça préoccupe.
Je lisais dans un quotidien gratuit un article qui en fait devait être le compte rendu d'un article qui lui même devait vulgariser un autre article tiré d'une publication plus sérieuse qui communique elle-même le contenu d'articles très pointus écrits par des scientifiques qui vraisemblablement ne doivent pas orienter les talons de leurs bas tous dans le même sens pour avoir le temps de penser à ce genre de choses. Bref, cet article traitait de l'effet Zeigarnik, découvert par la psychologue russe Bluma Zeigarnik. Il paraîtrait donc que les gens se rappelleraient mieux des tâches inachevées que des tâches terminées. Eh ben.
Ce n'est pas tout. Bien que nous soyons plus aptes à garder en tête nos tâches inachevées, cette opération de mémoire inconsciente requiert beaucoup, beaucoup d'énergie. Pour cette raison, il peut devenir épuisant d'avoir à l'esprit tous ces projets laissés en plan. Une tâche accomplie serait rangée comme il faut, dans un petit tiroir de notre matière grise bien refermé. Par contre, si on n'accomplit pas complètement une tâche, le tiroir reste ouvert. Notre cerveau devient comme une commode dont les tiroirs sont inélégamment ouverts et ça: ÇA, ça énerve. Vous trouvez pas?
J'aimerais tellement être plus apte à gérer ça, moi, toutes ces activités qui font de nos vies nos vies. Mais je ne suis pas bon avec les tiroirs mentaux, faut croire. J'en laisse souvent plusieurs grand ouverts. Et ça se mélange dans ma tête. Un vrai melting-pot.
Je vide le lave-vaisselle et puis, en sortant la spatule à BBQ, je songe au BBQ qui doit être nettoyé, ce qui me rappelle que la bonbonne de gaz numéro deux est vide et que la numéro un, il n'y a pas vraiment moyen de savoir combien elle contient et que des steaks au four, c'est pas pareil, vraiment, mais que le four, ça a un peu la taille d'une sécheuse et que, merde!, je ne dois pas oublier mon t-shirt à manches longues acheté à Buenos Aires que j'ai mis à sécher, mais juste pour quelques minutes afin de le défroisser et qu'il risque gros de rétrécir, malgré ce que dit l'étiquette, mais tant qu'à être devant la sécheuse, je devrais partir une brassée de blanc, mais tant qu'à laver du blanc, je devrais intégrer les draps à la brassée, alors je me dirige vers la chambre pour défaire le lit en pensant que le placard d'entrée est sur le chemin, alors aussi bien ranger la casquette qui traîne sur la table du salon depuis hier, ce qui provoque la pensée que la télé, qui est devant, est restée allumée, mais pourquoi, au juste?, ah oui, parce que je devais programmer l'enregistrement des épisodes de la série Glee qui va bientôt recommencer parce que c'est la rentrée et qui dit rentrée, dit préparation de la rentrée avec tout le travail que ça implique, alors je vais voir si j'ai reçu des courriels, mais il n'y a qu'un message de celle qui dit être la femme de ma vie et qui vit en Russie, comme Bluma Zeigarnik, mais qui veut devenir mon épouse malgré son orthographe déficiente, alors j'efface le message, je vide la corbeille des messages effacés et tant qu'à y être, aussi bien vider l'autre corbeille, puis l'historique de mon fureteur internet, puis le cache, même si je ne sais pas vraiment pourquoi il faut faire ça et une mouche tourne, tourne autour de l'écran, attirée par la lumière, j'imagine, bien qu'il soit tôt pour qu'il fasse si sombre dans la maison, alors, je regarde dehors et le soleil s'est couché et je regarde l'heure sur le micro-ondes et il est vraiment rendu tard pour vider un lave-vaisselle.
Là, je me retrouve le cerveau mou comme de la guenille. Comme s'il avait fondu.
Bluma avait bien raison. Et c'est dur d'avoir le cerveau mou.
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