jeudi 17 juin 2010

Histoires de bols

Il m'arrive souvent de rêvasser à toutes les vies que je ne vivrai pas.

Par exemple, je ne connaîtrai jamais la vie de star pop internationale. L'argent qui s'accumule à un rythme fou, les gardes du corps, le botox au six semaines...

Je ne connaîtrai pas non plus la vie d'un enfant au Brésil forcé à mendier pour survivre. La prostitution, la nourriture rare et toujours pareille, les haillons jamais lavés, si ce n'est par la pluie de temps en temps.

Je n'envie pas ces vies, mais j'avoue que je suis curieux. Pas malheureux de ma propre vie, juste un peu curieux. Toutes ces choses que je ne serai jamais, que je ne verrai jamais, que je ne vivrai jamais...

Aujourd'hui, je me suis vu, dans la peau de quelqu'un d'autre. Quelqu'un d'autre qui n'a vraiment pas la même vie que moi. Pas pire, pas mieux. Juste différente. Elle (déjà, je ne serai jamais une fille) roulait sur un très haut monocycle sur une piste de cirque, et elle pouvait en plus lancer des bols sur sa tête en les empilant, bien imbriqués. Elle en mettait trois, quatre, cinq, six, sur une de ses jambes (en gardant l'équilibre du monocycle avec l'autre) et, hop, d'un coup, elle les envoyait en l'air pour les faire retomber juste à la bonne place, sur le dessus de sa tête. Cette petite Chinoise (je ne serai jamais chinois) a bien dû répéter ce numéro toute sa courte vie. Je l'imagine (et je m'imagine, par le fait même), dans son (mon) village perdu en Chine, à deux ans, roulant sur un monocycle, entourée de très peu d'amour, mais de beaucoup, beaucoup de bols. Je l'ai vue (je me suis vu), le jour où un délégué du Cirque du Soleil est venue la (me) voir pour la première fois. J'ai vu son (mon) père, sévère, mais ce jour-là plus souriant que d'habitude, feignant la fierté, en train de vanter les exploits de sa fille (de moi), donnant même l'impression d'avoir un peu d'affection pour elle (pour moi). J'ai vu en plus toutes les autres petites Chinoises, elles aussi complètement obsédées par les bols, tentant de devenir celle qui peut en accumuler le plus tout en gardant un sourire figé. J'ai vu les bols, partout. Du matin au soir. Des bols, mur à mur. Une vie de bols. Et que rarement pour manger un peu de riz. Je l'ai vue (je me suis vu), à Montréal, devant une foule ébahie, portant un costume exotique qui vaut à lui seul le salaire de tous les habitants de son (mon) village natal, accompagnée de trois autres Chinoises qui semblent être ses (mes) jumelles. Des inconnues, pourtant. Je l'ai vue (je me suis vu), souriant, ne ratant jamais une acrobatie, de peur d'être renvoyée en Chine, plus bonne à rien, devant un bol vide, même plus de riz, plus rien. J'ai vu la gloire, mais aussi la folie d'un travail obsessionnel, jamais remis en question. Une seule voie, mais tracée avec précision.

J'ai mangé du poisson, ce soir. Je l'ai cuisiné moi-même. Aromatisé à la chinoise. Présenté avec petits légumes et un bol de riz. Après le souper, j'ai voulu mettre le bol au lave-vaisselle, qui était déjà plutôt plein. Faute de place, j'ai tenté de faire tenir le bol en équilibre sur un couvercle de Tupperware de marque Rubbermaid.

Ça n'a pas tenu.

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