samedi 6 novembre 2010

Robert rencontre Martine

Robert aimait bien les enfants. Ceux des autres. Pas plus de quelques heures d'affilée. Sous surveillance (et quelques sédatifs, au besoin). C'est ce qu'il disait.

Cet après-midi là, il devait passer un peu de temps chez sa vieille tante, car, oui, Robert n'était pas seul au monde. Cela dit, cette vieille tante, il ne la voyait presque jamais. Elle était autonome, après tout. 90 ans et elle préparait elle-même son gruau du matin. C'est qu'elle en avait dedans, la vieille!

Normalement, les visites se déroulaient toujours de la même façon: Robert arrivait, il donnait à sa vieille tante une quelconque plante en pot, ils prenaient place à la table de la cuisine et buvaient du thé au lait avec des petits biscuits secs pendant que la vieille tante racontait tout ce qui s'était passé depuis la dernière visite (c'est à dire: rien) à Robert qui s'efforçait de ne pas voir la décoration trop chargée qui semblait foncer sur lui, comme une bande de loups voraces autour d'un petit poulet. Une fois, un bibelot en fausse porcelaine représentant une fermière entourée de lapereaux recouverts de minuscules cristaux brillants avait lancé un regard menaçant à Robert. Il l'aurait juré.

Ce jour-là, cependant, la routine fut brisée. En effet, La vieille tante avait auprès d'elle une jolie petite fille, la nièce de la fille de la voisine (ou quelque chose du genre). Cette enfant, qui portait une robe rose toute délicate, bien qu'un peu courte et qui laissait voir impudiquement sa petite culotte, s'appelait Martine.

Dès que Robert entra chez sa vieille tante, Martine se jeta sur lui. Il faillit échapper son dieffenbachia enveloppé dans une pellicule plastique transparente. «Bonjour, toi, comment allez-vous?», dit-il à l'enfant qui le serrait au niveau des genoux. «On va jouer!», répondit la gamine, enthousiasmée. Robert eut à peine le temps de poser la plante sur la table et de saluer sa tante qu'il se retrouva assis par terre devant un arsenal de poupées et de pouliches roses en plastique.

«La celle avec des coeur dessus, c'est ma mienne, ok?», dit Martine. Robert eut envie de rectifier les erreurs de syntaxe de cette fillette, mais l'enthousiasme de cette dernière eut raison de cette réplique. Il répondit donc: «Bon, moi je vais placer les poupées en rang et on va leur faire une course de pouliches, ok?». La vieille tante, qui préparait le thé en regardant vaguement une vidéo de pilates d'une ancienne plongeuse olympique, jeta un coup d'oeil attendri vers Robert.

Quelques minutes plus tard, Fard-à-joues battait Crinière-dorée à plate couture devant une foule en délire. Le thé était prêt. La vieille tante prit place à table, attendant que Robert vienne la retrouver. Celui-ci, cependant, n'était pas prêt à boire le thé. Il avait la tête ailleurs. Il exigea une course de revanche, cette fois-ci avec une pouliche plus robuste. Il n'allait pas se faire humilier devant tant de poupées disparates, ah non. Il sélectionna attentivement la pouliche fuchsia avec des points jaune clair et annonça que Fifi-brindacier allait se mesurer à Fard-à-joues.

La vieille tante buvait son thé, trempant des biscuits secs dedans avec précaution, en prenant soin de ne pas laisser flotter trop de miettes dans le liquide chaud.

Robert et Martine durent bien jouer plusieurs heures ensemble, pas seulement avec les pouliches (Robert délaissa les pouliches dès sa première victoire, celle de Gomme-à-mâcher), mais avec des jeux de toutes sortes. Martine n'était pas arrivée les mains vides. Son sac à dos était rempli de jeux et de jouets, tous plus colorés les uns que les autres. La plupart de ces objets étaient tout sauf monochrome et épuré, mais Robert ne sembla même pas s'en rendre compte.

Quelques heures plus tard, la maman de Martine, une pimbêche peroxydée, arriva pour venir chercher sa fille. Elle regarda Robert, couché par terre, recouvert de fleurs fabriquées en cure-pipes aux tons pastel. Martine conduisait une petite voiture de Barbie sur le ventre de Robert, tentant de ne pas écraser les fleurs. Il y eut un petit moment de malaise, puis Martine et sa vilaine maman quittèrent en remerciant la vieille tante de son hospitalité. Robert quitta à son tour, voyant que la vieille tante s'apprêtait à regarder à la télévision un film d'action américain, mettant en vedette Steven Seagal, traduit en français. Il embrassa sa vieille tante qui lui sourit, d'un air complice qu'il n'arriva pas à décoder, puis sortit.

Le thé refroidi de Robert resta sur la table jusqu'à la première pause publicitaire, puis la vieille tante le vida dans l'évier de la cuisine, lava la tasse et la replaça dans l'armoire, anse du bon côté, auprès des autres.

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