mardi 9 novembre 2010

Robert a mal aux pieds

Robert, ce soir-là, avait mal aux pieds. Il souffrait en silence, ne voulant pas importuner les autres avec ses petits malaises. Parler de son mal de pieds, il ne trouvait pas cela intéressant. Il préféra donc garder secrète sa douleur.

Il se sentit fort de ne pas même s'échapper auprès de ses proches. Il se dit: «C'est une vraie preuve d'héroïsme, cette absence de plainte» en se gonflant le torse de fierté. Il garda le sourire, même en marchant. Quand il marchait, chacun de ses pas était comme une petite torture, mais il n'allait pas craquer. Il désirait se contenir, faire le brave. Debout, immobile, c'était pire. En dedans, son corps envoyait des signaux de détresse bien qu'à l'extérieur, tout n'exprimait que calme et confort. Il écoutait comme d'habitude. Il discutait comme d'habitude. Il riait, même. C'était comme s'il jouait un rôle à merveille: l'illusion était parfaite. Même lui, par moments, y croyait. Les secousses douloureuses sous la plante de ses pieds le ramenaient bien, momentanément, à la réalité, mais il ne laissait rien paraître. Pourquoi importuner les autres avec quelque chose d'aussi banal qu'un mal de pieds?

Les gens, il le savait, avaient tant d'autres préoccupations: des enfants qui ne performent pas bien dans leurs cours de violon, des listes d'épicerie à écrire, du souci à propos de la couche d'ozone, de la peine de n'avoir pas bien conclu une conversation avec un parent, des miettes à ramasser dans le fond de leur tiroir à ustensiles, la peine de mort toujours en vigueur dans tant de pays, des crèmes de champignons renversées, des boîtes de mouchoirs de papier presque vides (parfois ne contenant que le dernier, qui pendouillait pathétiquement), des doutes à propos de la sincérité des sentiments de l'être aimé, des troubles de vision nocturne, des remords à propos d'événements historiques passés mais qui hantent toujours, des couvercles de pots à épices mal fermés qui tombent dans une paella entraînant dans leurs chutes un excédent d'épice, la faim dans le monde, la guerre, la mort, la calvitie... Tant de sujets, tous importants, par moment.

De plus, il savait qu'il n'avait pas de cor. Pas de callosité. Pas d'infirmité particulière. Ses pieds étaient normaux. Simplement fatigués. Ça ne méritait pas qu'on en parle. Il n'y avait rien de nouveau à dire à ce sujet. Ses pieds lui faisaient mal, et après tout? On n'allait tout de même pas lui organiser un téléthon! D'autres souffrances humaines passaient bien avant son petit trouble même pas digne d'un podiatre. Aucun article de journal n'allait être écrit à ce sujet. Aucun roman. Aucun film hollywoodien.

Ça ne valait même pas quelques minables paragraphes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire